Nouvelle édition Blu-ray limitée de L’Homme de marbre (Człowiek z marmuru, 1977), chef-d’œuvre d’Andrzej Wajda, film clé du cinéma polonais et de l’histoire politique de l’Europe de l’Est. Une réédition qui permet de redécouvrir dans des conditions optimales une œuvre dont la modernité, la force narrative et l’importance historique n’ont rien perdu de leur acuité.
Enquête sur un héros brisé
L’Homme de marbre s’ouvre sur le parcours d’Agnieszka, jeune étudiante en cinéma, qui décide de consacrer son film de fin d’études à Mateusz Birkut, ouvrier maçon mythique des années 1950, autrefois érigé en modèle par la propagande stalinienne puis mystérieusement effacé de la mémoire collective. À travers une enquête semée d’embûches, qui alterne intrigue au présent et récit au passé, Agnieszka reconstitue le destin de Birkut, figure du stakhanovisme polonais, victime d’une manipulation politique et d’une trahison orchestrée par ceux qui l’avaient porté aux nues.
La narration, en forme de puzzle, alterne images d’archives, témoignages et reconstitutions, révélant peu à peu la vérité sur le sort de Birkut : de héros du peuple à paria, broyé par le système qu’il avait servi. Le film s’achève sur la transmission de la mémoire, Agnieszka retrouvant le fils de Birkut, ouvrier au chantier naval de Gdansk, qui accepte de témoigner à son tour. Une structure éclatée qui rappelle celle de Citizen Kane, et qui permet à Wajda de dresser un tableau complexe de la société polonaise, entre passé glorifié et présent désabusé, symbolisé par l’édification de Nowa Huta, ville nouvelle polonaise située dans la banlieue de Cracovie.
Andrzej Wajda, un cinéaste au cœur de l’histoire polonaise
Né en 1926, Andrzej Wajda a traversé tous les bouleversements du XXe siècle polonais. Marqué par la guerre, la perte de son père à Katyn, son engagement dans la résistance, il fait ses armes à l’Académie des Beaux-Arts de Cracovie puis à l’école de cinéma de Lodz. Dès ses débuts, son œuvre s’attache à radiographier l’histoire de la Pologne, de la trilogie de la guerre (Génération, Kanal, Cendres et diamant) à des fresques historiques ou politiques majeures (Danton, Katyn, L’Homme de fer).
Avec L’Homme de marbre, Wajda s’attaque au mythe du "héros du travail" forgé par le régime stalinien, et questionne ainsi la mémoire collective et la manipulation de l’histoire. Le projet, conçu dès 1965, ne put voir le jour qu’en 1976, après plus de dix ans d’attente et de négociations avec la censure. Wajda y voit une nécessité : "La jeune génération veut connaître l’histoire de ses pères. [...] Ce sujet avait été gommé de notre histoire, de notre vie". Le film sera d’ailleurs tronqué de sa dernière scène initialement prévue par le cinéaste, avant d’être réintégrée dans sa suite, L’Homme de fer.
Qualités artistiques et portée cinématographique
L’Homme de marbre frappe par sa modernité formelle et son audace politique. Wajda y adopte un style direct, presque documentaire, porté par la jeunesse de Krystyna Janda (Agnieszka) et la présence de Jerzy Radziwilowicz (Birkut). Le film joue sur les temporalités, mêlant images d’archives et reconstitutions, pour mieux interroger la fabrication du récit historique.
La comparaison avec Citizen Kane n’est pas fortuite : comme chez Welles, la quête de vérité devient un miroir des illusions perdues et des compromissions d’une époque. Wajda y ajoute une dimension politique brûlante, dénonçant la corruption, la propagande et la violence symbolique du pouvoir. La radiographie de la société polonaise, entre grandeur passée et désenchantement présent, non dénuée d’humour et d’ironie, fait du film un témoignage précieux sur la crise identitaire d’un pays alors en pleine ébullition, qui trouve de nombreux échos aujourd’hui : fabrique de l’information, mensonges, fake news, réécriture de l’histoire – autant de thèmes qui résonnent curieusement avec notre présent.
Présenté sur la Croisette sous le manteau pour éviter les foudres des autorités communistes polonaises, le film fut accueilli comme un choc à sa sortie, en Pologne comme à l’international, obtenant le Prix Fipresci au Festival de Cannes en 1978. Il annonce, par sa lucidité et son courage, les bouleversements à venir, notamment la naissance du syndicat Solidarnosc, que Wajda accompagnera dans L’Homme de fer, qui décrochera la Palme d’Or en 1981.
Importance historique et héritage
L’Homme de marbre marque un tournant dans le cinéma polonais et européen. Il remet en cause le lien entre le Parti ouvrier unifié polonais et la classe ouvrière, à travers la figure du "héros du travail" sacrifié par le régime. Sa sortie fut un acte de résistance, le film étant parfois projeté en cachette sous l’intitulé "séance spéciale" pour échapper à la censure. Il s’inscrit dans une trilogie sur la Pologne contemporaine, poursuivie avec L’Homme de fer (Palme d’or à Cannes 1981) et L’Homme du peuple (2013), biopic consacré à Lech Walesa, et avant-dernier film du réalisateur polonais.
Wajda, par son œuvre, a contribué à forger une conscience critique et à ouvrir la voie à une libération de la parole en Europe de l’Est. Son influence dépasse largement les frontières de la Pologne, ainsi que celles du cinéma, ce qui fait de lui l’un des grands cinéastes et l’une des grandes consciences du XXe siècle.
L’édition Blu-ray Intersections : un écrin à la hauteur
L’édition Blu-ray limitée proposée par l'éditeur Intersections offre au film une restauration soignée et un ensemble de suppléments de très grande qualité. On y trouve :
- Le film en haute définition, avec une image et un son restaurés.
- Un livret de 36 pages signé Ania Szczepańska, spécialiste du cinéma d’Europe de l’Est, qui replace L’Homme de marbre dans son contexte historique et politique, éclaire la genèse du film et analyse sa portée.
- Des bonus vidéo, notamment une présentation par Joël Chapron, spécialiste du cinéma des pays de l’Est, ainsi que quelques images du tournage.
Ce film, à la fois fresque sociologique, thriller politique et réflexion sur la mémoire, demeure un sommet du cinéma européen. Andrzej Wajda y démontre toute la puissance de son talent de réalisateur, aussi à l’aise pour questionner le passé, dépeindre le présent et poser des jalons vers l’avenir. De quoi mesurer à quel point la quête de vérité d’Agnieszka, la chute de Birkut et la lucidité de Wajda résonnent encore aujourd’hui, bien au-delà des frontières polonaises.
Travis Brickle

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