Anticonformiste, provocateur, amateur de bons mots, Bertrand Blier (1939-2025) s’était créé une place à part dans le cinéma français, avec l’assentiment du public et de la critique. De Hitler, connais pas (1963) à Convoi exceptionnel (2019), en passant par Les Valseuses (1974), Tenue de soirée (1986) ou Trop belle pour toi (1989), il laisse une œuvre singulière qui a marqué des générations de cinéphiles, par son audace, sa crudité, son humour et sa noirceur. Retour sur son héritage, ses influences, ses thématiques avec Vincent Roussel, auteur de la monographie la plus riche et la plus complète sur l’œuvre du réalisateur, Bertrand Blier, cruelle beauté, paru chez Marest Editeur en 2020.
Comment l'œuvre de Bertrand Blier a-t-elle influencé le cinéma français des années 1970 et 1980 ? En quoi Les Valseuses (1974) a-t-il marqué un tournant dans le cinéma français ?
Je ne suis pas certain que l’œuvre de Blier ait réellement influencé le cinéma français des années 1970 et 1980. Un film comme Les Valseuses marque plutôt une rupture avec ce qui se faisait à l'époque mais sans être vraiment suivi d'effets. Au début des années 1970, on assiste en effet à une vogue du naturalisme (les premiers Pialat) et de ce que Télérama avait nommé alors "le nouveau naturel", réunissant des cinéastes aussi divers que Pascal Thomas (Les Zozos), Joël Séria (Charlie et ses deux nénettes), voire Rozier (Du côté d'Orouët). Les Valseuses se distingue par une volonté affichée de ruer dans les brancards et de fuir ce naturalisme. Même si le film reste encore très linéaire comparé aux œuvres plus tardives du cinéaste, il y a déjà une volonté de stylisation (ces paysages français devenus presque abstraits) et de transcender le réalisme par l'humour, la provocation et une mise en scène elliptique. Si on peut néanmoins parler d'une "influence" de Blier sur le cinéma français, c'est dans la manière qu'il a eu de révéler de grands comédiens. Depardieu et Dewaere, ce sont de nouveaux corps et de nouveaux visages qui déboulent dans le cinéma français et qui révolutionnent la manière de jouer, un peu comme Belmondo chez Godard une quinzaine d'années auparavant. Je n'oublie pas non plus Miou-Miou ! Plus que par son style, assez unique, c'est dans sa manière d'offrir aux acteurs des rôles à contre-emploi (Delon, Blanc, Balasko, Coluche...) qu'on mesure son influence au sein du cinéma français.
Bertrand Blier, c’était avant tout un style d'humour noir et cru. Comment a-t-il été perçu par le public et la critique à l'époque de la sortie de ses films ? En quoi est-ce aujourd’hui une référence ?
Ça a toujours été quitte ou double. Après son succès en librairie, Les Valseuses est un triomphe dans les salles (plus de 5 millions de spectateurs) qui fait immédiatement (ou presque) entrer Blier dans la cour des grands. Le public est au rendez-vous mais d'emblée, la critique est divisée. Certains saluent un ton novateur et une bouffée d'air frais tandis que d'autres évoquent une "décharge publique" ou parlent d'une film "authentiquement nazi" ! Parenthèse piquante : alors que ce sont les conservateurs et les réactionnaires de l'époque qui attaquaient le plus violemment le film, c'est aujourd’hui l'aile dite "progressiste" qui le rejette avec le plus de virulence !
Par la suite, le public a été plus ou moins fidèle mais il faut attendre les années 1980 pour que Blier soit à la fois gage de succès populaires (Tenue de soirée, Trop belle pour toi) tout en étant également adoubé par la critique comme un véritable "auteur". Après Merci la vie, ses expérimentations sur la forme et la narration l'éloignent peu à peu du grand public et, si on excepte le joli score du Bruit des glaçons, ses films sont des échecs commerciaux, voire de francs bides (Les Côtelettes, Convoi exceptionnel). Du côté de la critique, c'est un peu la même évolution : les soutiens inconditionnels du cinéaste (il y en a !) se raréfient avec le temps.
Autre caractéristique : son amour des acteurs et des actrices. A quoi tient-il ?
J'imagine qu'il est difficile de ne pas l'être - amoureux - lorsqu'on est le fils d'un grand acteur comme Bernard Blier, que Bertrand fera tourner trois fois devant sa caméra. Parce qu'il a appris le métier avec des gens comme Clouzot, Christian-Jaque, Delannoy ou Lautner, Blier s'inscrit dans une tradition d'un cinéma très écrit, où la performance de l'acteur prime souvent sur la mise en scène. C'est aussi un amoureux des mots (Les Valseuses et Beau-père furent d'abord des romans), qui a toujours accordé une importance primordiale à celles et ceux qui allaient les dire. D'où l'importance d'avoir sous la main de grands comédiens. Il leur rendra d'ailleurs un vibrant hommage dans ce film curieux et à moitié réussi, Les Acteurs, qui résume à merveille l'évolution de ce métier au sein d'une industrie cinématographique en pleine mutation.
Quelles thématiques récurrentes peut-on identifier dans sa filmographie, et comment les a-t-il abordées ?
Vaste question ! A brûle-pourpoint, j'aurais envie de répondre que son thème favori, c'est la France. Alors que les petits voyous des Valseuses sont à deux doigts d'être livrés à la police par de "bons citoyens" qui se moquent de ces "zazous", Depardieu glisse à l'oreille de Dewaere une réplique restée célèbre : "Pas d'erreur possible, on est bien en France !" Tout va tendre chez Blier à fuir ce "cauchemar français" (pour reprendre une belle expression employée par Pascal Bonitzer, alors critique aux Cahiers du cinéma). Cauchemar géographique avec les stations balnéaires désertées dans Les Valseuses, les grands ensembles déshumanisés de Buffet froid, les résidences pavillonnaires interchangeables de Notre histoire, la banlieue déshéritée d'Un, deux, trois soleil... Mais fuir ce cauchemar, c'est aussi refuser tous les conformismes et accueillir en son sein des personnages en marge, réinventant à leur manière l'amour et le désir. Une des figures favorites de Blier, c'est le trio amoureux qui prend des chemins tortueux lorsque les personnages réalisent qu'on peut préférer une femme "ordinaire" à une beauté parfaite (Trop belle pour toi) ou un petit gros à un grand bellâtre (La Femme de mon pote). L'incongruité de ce désir permet à Blier d'aborder de nombreux thèmes autour du couple, du sexe (décomplexé), du plaisir (notamment féminin)... Ce désir peut se fixer sur un homme (Tenue de soirée), peut se nicher dans le parcours initiatique d'un adolescent rejeté, attiré par une femme plus âgée (Préparez vos mouchoirs) ou rapprocher une adolescente et son beau-père à la dérive (Beau-père).
Ce qu'il y a de particulièrement intéressant chez Blier, c'est que cet ancrage dans le territoire français s'exprime dans une forme délestée de tout naturalisme. Il arrive à parler de la réalité de son pays en passant par l'onirisme, l'absurde, l'humour noir...
Comment expliquer la reconnaissance internationale dont il a été l’objet, notamment avec l'Oscar du meilleur film étranger pour Préparez vos mouchoirs en 1979 ? Et la reconnaissance dont il a bénéficié (Cannes, les Césars) ?
Expliquer une reconnaissance internationale me paraît compliqué et c'est difficile de savoir ce qui a pu plaire aux Américains dans Préparez vos mouchoirs pour lui décerner un Oscar. Toujours est-il que cette récompense va ouvrir des portes à Blier, qui va pouvoir mettre en chantier Buffet froid en dépit d'un scénario à effrayer tous les producteurs ! On peut peut-être avancer que son cinéma, surtout dans les années 1980, est parvenu à trouver un équilibre entre une dimension "populaire" (des stars du box-office, un ton truculent et volontiers provocateur, une inclination pour la réplique tonitruante qui marque les esprits...), un style identifiable et une vraie patte d'auteur qui va réconcilier le public et la critique. L'exemple de Trop belle pour toi est assez stupéfiant. Si le film est très fluide, il est également totalement singulier dans sa narration (ellipses permanentes, télescopages de temporalités, situations incongrues et surréalistes...) mais il est à la fois acclamé par la critique et connaît un étonnant et très beau succès en salles, avec plus de deux millions d'entrées, suivi d'une belle consécration aux César. Mais Blier n'a jamais aimé se reposer sur ses lauriers et il trouve son film trop "bourgeois". Alors il décide de tourner une sorte de remake au féminin des Valseuses. Ce sera Merci la vie qui marquera le début du divorce entre le cinéaste et le public même si ce film connaîtra encore un beau succès.
Depuis Mon homme, il semble avoir subi un retour de bâton de la part du public et de la critique. Comment l’expliquer ?
J'y vois deux raisons. La première, comme expliqué auparavant, tient sans doute à cette volonté de Blier de ne pas s'ennuyer et ne pas refaire le même film. Les expérimentations de Merci la vie et Un, deux, trois, soleil ont pu déconcerter le public. D'autant plus que Blier ne refera plus jamais un film linéaire et "classique".
La deuxième tient au changement d'époque pointé dans ce film spectral qu'est Les Acteurs. Dans les années 1970 et 1980, les films peuvent se monter sur les noms des comédiens, ce qui permet à certains auteurs de connaître de beaux succès tout en manifestant une véritable ambition artistique - songeons à quelqu'un comme Michel Deville, par exemple. Blier, en faisant tourner des stars comme Isabelle Huppert, Nathalie Baye, Delon, Depardieu, ou les vedettes du café-théâtre (Michel Blanc, Josiane Balasko, Coluche...), a pu se permettre de leur donner des rôles à contre-emploi tout en obtenant (plus ou moins) l'adhésion du public. A partir des années 2000, avec le morcellement des pratiques (les chaînes câblées puis l'arrivée d'Internet), le star-system à la française ne fait plus recette et une affiche avec des acteurs populaires (Bouquet et Noiret dans Les Côtelettes, par exemple) ne suffit plus à déplacer les foules. Délaissé par la critique (et donc les cinéphiles) qui le réduit à ses mots d'auteurs et son petit théâtre pirandellien (la formule "Audiard + Godard" ou "Audiard + Buñuel" est ressassée à l'envi), il n'attire plus le public sauf lorsqu'il arrive à trouver un regain de jeunesse avec Dujardin et Dupontel pour Le Bruit des glaçons.
Quelles ont été ses influences ? Et quel héritage laisse-t-il aux réalisateurs contemporains ?
Quand il parle de ses cinéastes préférés, Blier cite souvent de très grands noms du cinéma : Kubrick, Fellini, Buñuel, Godard et, plus près de nous, David Lynch. Mais je ne sais pas si on peut parler d'une réelle influence tant son cinéma est aussi redevable à une certaine tradition très française (notamment Clouzot à qui il rend hommage dans Convoi exceptionnel). Quant à ses héritiers, le plus évident me paraît être Quentin Dupieux (difficile de ne pas songer à Buffet froid devant Au poste !) mais ils sont peu nombreux (qui se souvient du film de Didier Le Pêcheur Des nouvelles du bon Dieu ?). Notons cependant que les acteurs-réalisateurs qui ont tourné sous sa direction ont pu être influencés par son style : quand elle tourne Gazon maudit, Josiane Balasko se montre plus corrosive qu'à l'accoutumé et signe une sorte de version féminine de Tenue de soirée. Et que dire de Grosse fatigue de Michel Blanc, réalisé sur une idée de Bertrand Blier ?
Aujourd’hui, pourquoi et comment donner envie de découvrir ses films ? Et lesquels en particulier ?
Un cliché veut que ses films aient pris quelques rides, reflets d'une époque qu'on ne souhaite plus regarder (les années 1970 et leurs excès). Or je trouve que, justement, revoir les films de Blier permet de se replonger dans des époques différentes et de les appréhender de manière nuancée. Il y a une profonde ambivalence qui traverse le cinéma de Blier. Nous n'avons pas le temps de nous étendre sur l'étiquette de misogyne qu'on lui a accolée depuis Les Valseuses mais gardons-nous cependant de ne voir ses films qu'à l'aune des grilles idéologiques de notre époque. Ils sont effectivement le reflet de leur époque et d'une violence, essentiellement masculine, mais ils témoignent aussi des profondes mutations de la masculinité (les machos des Valseuses sont incapables de faire jouir Miou-Miou, à l'inverse du jeune homme timide et maladroit qui a pris le temps de l'embrasser). Il faut savoir faire la distinction entre les actes des personnages (fictifs, donc) et le regard du cinéaste qui sait se montrer ironique à leur égard. En gardant cette distance, on pourra alors apprécier ces pépites que sont Les Valseuses, Préparez vos mouchoirs, Buffet froid, Beau-père, Notre histoire, Tenue de soirée ou encore Trop belle pour toi.
A lire : Bertrand Blier, Cruelle beauté, de Vincent Roussel, chez Marest Editeur.
Travis Bickle
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