Présenté à La Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 1987, jamais sorti en salle en France et inédit en vidéo depuis 1989, Matewan de John Sayles s’est imposé avec le temps comme l’un des jalons du cinéma indépendant américain. Ce film, proposé dans une nouvelle édition vidéo Blu-ray par un tout jeune éditeur, Intersections Films, revient sur un épisode marquant de l’histoire sociale des États-Unis : la grève des mineurs de Matewan, en Virginie-Occidentale, en 1920. Porté par une mise en scène immersive et une photographie signée Haskell Wexler (Dans la chaleur de la nuit, Vol au-dessus d’un nid de coucous), le film se distingue par son réalisme et sa puissance dramatique, et a décroché une nomination à l’Oscar de la meilleure photographie. Pourquoi est-il resté dans l’ombre ? Mystère de la distribution, désormais comblé par cette magnifique édition Blu-ray.
Episode méconnu pour film méconnu
Matewan relate l’arrivée de Joe Kenehan, organisateur syndical, dans la petite ville minière de Matewan. Son objectif : unir les mineurs locaux, les travailleurs noirs et italiens récemment embauchés, face à l’exploitation du Stone Mountain Coal Company. Mais la solidarité ouvrière est mise à rude épreuve par la méfiance, les tensions raciales et l’infiltration d’agents provocateurs à la solde de la compagnie. Lorsque les détectives Baldwin-Felts débarquent pour expulser les familles des mineurs, la situation dégénère en affrontement armé, aboutissant à l’un des épisodes les plus violents du mouvement ouvrier américain, connu sous le nom de la "bataille de Matewan".
Une mise en scène engagée et immersive
John Sayles, fidèle à sa démarche d’auteur et de citoyen engagé, choisit de donner la parole aux travailleurs plutôt qu’aux figures héroïques traditionnelles. Le film s’ouvre dans l’obscurité d’une mine, éclairée seulement par la lueur vacillante des lampes à acétylène, et plonge d’emblée le spectateur dans le quotidien éprouvant des mineurs. Sayles et son chef opérateur ont fait le choix d’éliminer toute couleur vive au profit d’une palette de noirs, bruns et gris bleutés, pour traduire de manière visuelle l’usure et la dureté de la vie sous terre. Le montage alterne habilement scènes d’action et débats idéologiques – ce qui souligne la dimension collective et politique du combat syndical.
John Sayles : un cinéaste humaniste et indépendant
Encore trop méconnu en France, né en 1950 à Schenectady (New York), John Sayles s’est imposé dès les années 1980 comme l’une des voix majeures du cinéma indépendant américain. Auteur, scénariste et réalisateur, il finance ses propres films grâce à ses activités de scénariste pour Hollywood, refusant les compromis avec les grands studios. Son œuvre, où se mêlent engagement social et exploration des communautés américaines, compte des titres phares comme Return of the Secaucus 7, Brother from Another Planet, Lone Star ou encore Passion Fish. Matewan figure parmi ses films les plus emblématiques, récemment inscrit au National Film Registry pour son importance culturelle et historique.
De fait, de par la puissance de son sujet, la force et le réalisme de sa réalisation, le jeu de ses acteurs, on pense plus d’une fois à La Porte du paradis (Heaven’s gate), de Michael Cimino, pour sa manière de révéler la face obscure de l’histoire américaine, à Reds, de Warren Beatty, pour sa manière de de mêler l’intime au collectif, au Vent se lève, de Ken Loach, pour sa façon de tricoter les discours politiques avec la geste collective.
L’édition Intersections : un indispensable
Cette nouvelle édition vidéo de Matewan par Intersections Films offre l’occasion de (re)découvrir un film essentiel, à la fois fresque historique, réflexion sur la solidarité et le racisme, et manifeste en faveur des luttes collectives. D’autant qu’il est accompagné de très nombreux bonus :
- Un livret de 20 pages, illustré de documents de tournage, composé de notes sur la restauration et un essai de Damien Bonelli, critique à Critikat et aux Cahiers du cinéma, qui évoque la carrière de John Sayles sous le prisme de cette évocation d'un drame méconnu, qui plane sur toute son oeuvre. Il qualifie ainsi le film de western "révisionniste à tendance marxiste", à contre-courant de l’individualisme souvent porté aux nues par l'Amérique.
- Une introduction de John Sayles et Maggie Renzi, couple au travail, à la ville et à l’écran, qui remercient le public français.
- Un commentaire audio foisonnant de John Sayles et de son chef opérateur Haskel Wexler, issu du Blu-ray Criterion. Y sont évoquées les principales sources d’inspiration lumineuses du cinéaste, ainsi que sa méthode, visant à dévoiler certains éléments de contexte aux spectateurs avant les personnages. Ou bien à créer des univers spatiaux suffisamment forts dans l’esprit des spectateurs.
- Surtout, un entretien exclusif et inédit avec John Sayles, de plus d’une heure. Morceau de choix de cette superbe édition, aboslument indispensable, qui permet notamment de voir combien l’influence du western joue dans l’approche du cinéaste, notamment lors de ses scènes de confrontation.
- Autre morceau de choix : un entretien passionné et passionnant avec la productrice et épouse de John Sayles, Maggie Renzi, dans lequel elle explique que, malgré des difficultés de financement (le projet s’est arrêté avant d’être relancé), Matewan a pu être réalisé en toute liberté grâce à l’essor d’un cinéma indépendant américain, parallèlement à l’essor des VHS. Autre sujet abordé : son mari John Sayles !
- Critique cinéma au Monde et aux Inrockuptibles, Murielle Joudet revient sur l’oeuvre de John Sayles, pour pointer sa singularité dans le paysage cinématographique américain. A la fois historien, sociologue et cinéaste, elle relève notamment que John Sayles s’est attaqué à presque tous les genres, avec des thématiques absentes du cinéma américain classique.
- Enfin, Nathan Reneaud, journaliste et enseignant, évoque les rapports complexes entre l’Amérique et la lutte syndicale, et les influences souterraines du film, notamment dans le cinéma italien (Les Camarades, de Mario Monicelli).
Autre belle édition signée Intersections Films : L'Homme de marbre d'Andrzej Wajda
Travis Brickle

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