mercredi 12 novembre 2014

Michel Ciment (1/2) : retour sur Positif, Les Cahiers, les festivals et les blogs

Le cinéma en partage Michel Ciment livre CINEBLOGYWOOD

A lire : Et de 3 ! Riche année éditoriale pour Michel Ciment : après Une renaissance américaine et Jane Campion par Jane Campion, - dont nous avons rendu compte sur Cineblogywood – voici Le cinéma en partage, co-rédigé avec NT. Binh. Mais là, il s'agit d'un tout autre sujet : Michel Ciment himself. 


Autant le dire tout de suite : les mémoires sous forme d'entretiens de celui incarne la revue Positif sont un témoignage exceptionnel. Exceptionnel en ce qu'ils couvrent 50 ans d'histoire, d'histoire individuelle, d'histoire collective – celle d'une revue essentielle, Positif, qui s'est construite en opposition avec sa grande rivale, Les Cahiers du Cinéma. Exceptionnel, par son ampleur documentaire : Le cinéma en partage apparaît en filigrane comme une plongée à travers les idées qui ont marqué la France ces 50 dernières années, les débats esthétiques et théoriques qui ont animé la cinéphilie française, les lignes de force et les mutations technologiques, industrielles, esthétiques et artistiques du cinéma. Rien que pour cela, il faut vous procurer cet ouvrage, qui permet de comprendre en quoi le cinéma, ses exégètes ne vivent pas de manière autarcique, mais sont bel et bien ancrés dans leur présent, avec leurs combats et leurs doutes.

Enfin, et surtout, parce qu'il s'agit d'une trajectoire critique, dont on a peu d'exemples. De sa toute 1ère critique dans Positif (n° 53, sur Le Procès, de Welles) à ses combats pour imposer Nuri Bilge Ceylan, en passant par l'évocation du fameux triangle des Bermudes, Michel Ciment se raconte sans tabou, avec parfois un peu de mauvaise foi et de forfanterie, mais surtout avec passion : celle du cinéma. Et qui, grâce à lui, personnellement, m'anime depuis l'âge de 11 ans, quand j'ai découvert la couverture du Positif 234 consacré à Shining. Revue qui ne m'a pas quitté une seule fois depuis ce jour, où j'ai souscrit un abonnement, dont je ne regrette qu'une chose : qu'il ne soit pas renouvelé automatiquement. Alors, oui, merci Michel !

A cet ouvrage-somme, il fallait bien consacrer deux posts. Première partie à lire ci-dessous !

Une trajectoire exceptionnelle

Trajectoire exceptionnelle, pour un critique, suffisamment riche et dense pour en faire un ouvrage – ils sont peu nombreux parmi ses pairs à pouvoir y prétendre ! Enseignant au lycée, puis en université, spécialiste de la civilisation américaine ; critique, rédacteur à Positif ; reporter pour L'Express ; homme de radio, participant au Masque et la plume depuis 1970, puis producteur de Projections privées depuis 1980 ; réalisateur de documentaires sur des cinéastes (Kazan, Wilder, Mankiewicz) ; auteur d'ouvrages consacrés au cinéma (Rosi, Kazan, Losey, Kubrick, Boorman, Schatzberg, Campion, bien sûr, mais aussi une histoire de la critique, ou bien sur les liens entre Hollywood et l'Europe), impénitent festivalier (en tant que sélectionneur, membre de jury, ou plus simplement en journaliste). Amateur éclairé de littérature, de peinture, de musique – une certaine idée de l'honnête homme qui lui vient peut-être de son goût pour la Vienne du début du siècle, melting pot culturel, artistique et intellectuel. Où les oeuvres d'un psychanalyste - Freud - dialoguaient avec celles d'un écrivain – Schnitzler – ou d'un peintre - Schiele.

Dans les coulisses de Positif 

"A Positif, il y a toujours ce refus du dogme, ce refus de la croyance en une grille de lecture unique".  Déclaration de foi qui résume 50 ans de compagnonnage, d'accompagnement, de développement, puis d'incarnation de la – meilleure – revue de cinéma. Qu'il intègre en 1963 en tant que critique, puis en 1966, en tant que membre du comité éditorial. Outre son organisation - une revue sans rédacteur en chef - avec fort renouvellement de l'équipe rédactionnelle, qui rédige sur la base du bénévolat – Positif a su rester fidèle à sa ligne : internationaliste, surréaliste, littéraire et ouverte. Et ce dès sa fondation par Bernard Chardère en 1952. Au point que Michel Ciment déclare : "Le changement dans la continuité est un peu ce qui caractérise notre revue". Un fonctionnement parfaitement social-démocrate, qui le pousse même à avouer que sur un plan politique personnel, "quelqu'un comme Cohn-Bendit est pour moi peut-être l'homme politique français depuis 45 ans qui a le parcours le plus cohérent et le plus lucide". 

Les Cahiers du cinéma : guerre et paix

Ah, cette fameuse guéguerre entre les deux revues-phares ! Alors ? Alors, c'est l'occasion pour Michel Ciment de faire un sort à un mythe : si la guerre Cahiers du cinéma-Positif a connu une certaine acuité de la fin des années 60 au début des années 80, elle apparaît bel et bien désormais comme une querelle de posture. A telle enseigne que le critique se fait un devoir, et un plaisir, de lire la revue tous les mois ! Et de lui rendre hommage à plusieurs reprises. Et d'affirmer qu'"en 60 ans d'existence Les Cahiers et Positif n'ont pas raté un seul cinéaste important". Bel hommage. La différence Cahiers-Positif ? Au-delà des querelles idéologiques qui ont marqué les revues, l'une a formé des critiques réalisateurs, l'autre, des critiques-écrivains. 

Petite mise au point au passage, qui lui tient à cœur, vu le nombre de fois où apparaît son nom dans l'ouvrage à propos de François Truffaut : "J'ai été très marqué par les articles de Truffaut. J'ai détesté certains de ses partis pris, mais la qualité de ses analyses, la façon dont il parlait des films, ses critiques de scénarios, c'était toujours formidablement vu".

Le festivalier : comptes-rendus et recommandations

L'une des spécificités de Positif, ce sont les comptes-rendus des festivals – notamment ceux de Berlin, Cannes et Venise tenus scrupuleusement, année après année, par Michel Ciment, entre autres. Car "les festivals exercent une fonction de dénicheur, découvreur, que n'ont plus les journaux, faute de moyens". Et d'ajouter : "Quand on voit les palmarès des grands festivals, en particulier Cannes, il n'y a pas de quoi rougir".

Bien sûr, Michel Ciment dresse un hommage à Cannes, au modèle cannois qui a essaimé dans tous les festivals, sous la houlette de Gilles Jacob, qui permet d'avoir à la fois Delon, Soderbergh, et un jeune cinéaste inconnu comme Kusturica venu présenter Papa est en voyage d'affaires. S'il déplore la disparition progressive des polémiques, il juge positive l'influence de la cinéphilie sur les festivals, qui contribue à leur rayonnement et leur bonne tenue. 

Outre ses comptes-rendus, c'est son activité de juré qui donne lieu à de véritables et savoureux micro-récits. Et permet de mesurer son influence. Ainsi, dès son premier festival en tant que juré - Berlin, 1976 – le jury récompense un de ses chouchous, Robert Altman, avec Buffalo Bill et les Indiens. Et ce malgré les pressions des officiels français pour que Truffaut décroche l'Ours d'Or avec L'Argent de poche... Il sera également juré à Cannes en 1978, et à Venise en 1980, pour de beaux sacres – Olmi, Cassavetes, Malle. Autre récit, qui donne la mesure des liens qui existent entre festivals, critiques et cinéastes : l'épisode Funny Games. Michel Ciment raconte comment dans le cadre de la Fipersci, on lui a prêté un chantage à la démission du jury si Haneke et Funny Games remportait le prix. Et la fâcherie qui s'en est suivie, avant la réconciliation, avec le cinéaste autrichien. Même si Ciment déclare avoir toujours les plus vives réserves sur le film...

Enfin, l'excellence de ses relations en tant que conseiller auprès de Gilles Jacob ou de Moritz de Hadeln (Berlin) pour la sélection des films français lui permet d'affirmer, non sans une certaine vanité : "J'ai recommandé deux films qui ont eu l'Ours d'Or, L'Appât et Intimité".

Etape ultime de son activité de festivalier ? Avoir été sélectionneur pour la Semaine de la critique de 1968 à 1972, "la concrétisation active de mon intérêt pour le nouveau cinéma".

L'art de la critique

Michel Ciment évoque longuement sa passion pour le cinéma, à travers la fonction pour laquelle il est le plus fameux et le plus redouté : critique. Activité qu'il rapproche de celle d'éclaireur, au double sens du terme : clarifier, analyser ce qui est parfois obscur et aller aux avant-postes, vers les terres vierges, qui va dénicher un talent inconnu.

Pourtant souvent décriée, l'activité de critique trouve en Michel Ciment un de ses défenseurs les plus passionnés car "le cinéma, c'est sa grandeur, et c'est l'une des raisons de ma passion, est un art qui est resté au cœur du débat public (…). Le cinéma est un art vivant". Ce qui ne va pas sans une certaine dose de modestie, car il en convient, "le public n'a pas toujours raison, et la critique n'a pas non plus toujours raison". 

Deux préjugés le mettent en rogne : "Pour un premier film, ce n'est pas si mal" ; "Son dernier film est le meilleur". Et de stigmatiser quelques poncifs, notamment ceux qui pointent du doigt la maîtrise des cinéastes, ou ceux qui mettent en avant le minimalisme de la mise en scène. 

Plutôt que rester sur son Aventin, le critique livre 7 conseils que devrait suivre tout critique. En préambule, il ne faut pas "désirer un film qui n'est pas celui qu'a voulu son auteur". Ce qu'il lui faut ? Livrer des informations ; faire preuve d'analyse ; rédiger avec style car la critique est une activité littéraire ; se montrer passionné et enthousiaste ; aiguiser sa curiosité vers d'autres cinématographies, vers de jeunes réalisateurs ; savoir établir une hiérarchie de jugement ; enfin, avoir "le coup d'oeil", grâce auquel on peut déterminer si un premier film est bon ou pas, pour découvrir de nouveaux talents. 

Enfin, même si sa prédilection va à l'écrit et à l'image, Michel Ciment se montre curieux à l'égard des blogs. S'il déplore l'absence d'un guide Michelin des blogs pour se repérer, il affirme : "Je suis sûr que parmi ces consommateurs et connaisseurs de films, souvent plus cultivés que de nombreux journalistes, il y a des gens qui ont créé des blogs intéressants. Dommage qu'ils n'aient pas envoyé leurs articles à Positif !". On passera le message aux rédacteurs de Cinéblogywood !

Pas de lassitude

Bref, comme on le voit, rien n'est plus éloigné du Cinéma en partage que le C'était mieux avant ! Le cinéma est mort ? "Je n'y crois pas du tout ! Je trouve qu'il est toujours très vivant, sans quoi on ne passerait pas des soirées, des années, à l'étudier, à en parler". Puits de science, de passion et d'érudition, Michel Ciment apparaît étonnamment jeune, malgré son âge vénérable. Aucune lassitude, bien au contraire : j'en veux pour preuve la joie qu'il éprouve de voir de jeunes cinéphiles faire la queue pour obtenir une dédicace de Philippe Fraisse, auteur d'un très grand livre sur Kubrick, Le Cinéma au bord du monde, et dont aucun professionnel de la critique n'avait rendu compte. 

Outre un index des films et personnalités citées, très utile pour accéder à l'information, l'ouvrage est accompagné d'un DVD, qui porte le même titre. Portrait de Michel Ciment en action, entrecoupé de témoignages – Wim Wenders, Atom Egoyan, Bertrand Tavernier, Nuri Bilge Ceylan, Thierry Frémaux, entre autres. Un complément idéal.


Le cinéma en partage, Michel Ciment, entretiens avec N. T. Binh, Rivages.

Travis Bickle

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