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lundi 12 mai 2025

Training Denzel : anatomie d’un acteur sous haute tension

Denzel Washington livre CINEBLOGYWOOD


En 2020, le New York Times consacrait Denzel Washington comme le "meilleur acteur du XXIᵉ siècle". Plus glorieuse qu’un Oscar – qu’il remporta à deux reprises comme meilleur second rôle pour Glory, et meilleur acteur pour Training Day – cette reconnaissance, certes symbolique, méritait bien une réflexion approfondie sur la trajectoire et l’impact de cet acteur qui s’imposa à l’écran il y a près de 40 ans, en 1987 dans le rôle de Steven Biko dans Cry Freedom, de Richard Attenborough. C’est ce que propose Jacques Demange, journaliste et critique à Positif, dans Denzel Washington, en toute(s) conscience(s), premier ouvrage en langue française entièrement dédié à l’acteur, publié dans la collection Persona chez Carlotta Films.


Une conscience artistique plurielle

Le titre du livre, à la fois jeu de mots et déclaration d’intention, annonce d’emblée la richesse de l’analyse. Il s’agit ici de scruter les multiples "consciences" qui traversent la carrière de Washington : conscience de soi, conscience sociale, conscience artistique. Jacques Demange s’attache à démontrer que le choix des rôles de l’acteur, tout comme sa manière de les incarner, obéit à une logique rigoureuse, presque éthique. Denzel Washington ne se contente pas de jouer : il pense, construit, orchestre. Et nul hasard si l’un de ses derniers morceaux de bravoure fut de jouer Macbeth pour le compte de Joel Coen.

L’auteur revient sur les débuts de l’acteur, formé au théâtre, et montre comment cette discipline est à la base d’une méthode de jeu fondée sur la précision, la retenue et la densité émotionnelle. Cette rigueur, Washington la transpose au cinéma, où il développe une persona immédiatement reconnaissable, sans jamais tomber dans la redite.

Une filmographie éclectique, un style cohérent

L’un des mérites du livre est de ne pas cantonner Denzel Washington à ses rôles les plus populaires. Certes, Training Day, Man on Fire ou Equalizer sont évoqués, mais Demange insiste aussi sur la diversité du répertoire de l’acteur : adaptations shakespeariennes (Macbeth), biopics (Malcolm X, Hurricane Carter, Cry Freedom), drames intimistes (Philadelphia, Fences), thrillers (Bone Collector), westerns (Les Sept Mercenaires), films historiques (Glory) ou de science-fiction (Le Livre d’Eli). Cette variété témoigne d’un refus des étiquettes, d’une volonté de brouiller les lignes entre cinéma d’auteur et grand public.

Mais au-delà de cette diversité, l’auteur met en lumière une constante : la manière dont Washington investit ses personnages avec intensité. Il ne surjoue jamais, mais chaque geste, chaque regard, chaque silence est porteur de sens. Demange analyse avec minutie cette mécanique du jeu : posture, phrasé, gestuelle, sourire... Rien n’est laissé au hasard, et pourtant tout semble naturel.

Une figure culturelle et politique

L’ouvrage ne se limite pas à une étude stylistique. Il s’inscrit aussi dans une perspective culturelle et politique. Denzel Washington, en tant qu’acteur afro-américain, a toujours été conscient de la portée quasi-politique de ses choix. Refusant d’être cantonné à des rôles stéréotypés, il a su imposer une image complexe, nuancée, loin des clichés. Jacques Demange retrace cette trajectoire en la replaçant dans l’histoire du cinéma afro-américain, évoquant les figures tutélaires comme Sidney Poitier ou Eddie Murphy, mais aussi les héritiers comme Michael B. Jordan ou son fils, John David Washington.

L’auteur souligne également l’importance des fructueuses collaborations de l’acteur avec des réalisateurs à forte personnalité, souvent engagés, tels Spike Lee (Malcolm X, He Got Game), Antoine Fuqua (Training Day, The Equalizer) ou Ridley (American Gangster, Gladiator 2) et Tony Scott (à 5 reprises, dont Man on fire ou Déjà vu). Des complicités au long cours qui lui ont permis de développer des personnages à stature imposante, souvent ambigus, qui interrogent les notions de justice, de pouvoir, de rédemption.

Bien plus qu’une simple biographie

Si Jacques Demange adopte une approche universitaire, il reste constamment accessible. L’ouvrage est structuré en chapitres clairs, chacun abordant une facette du jeu ou de la carrière de Washington. L’analyse est nourrie de nombreuses références cinématographiques, mais aussi de photogrammes, qui permettent de visualiser concrètement les propos de l’auteur. Cette iconographie, riche et pertinente, renforce la dimension pédagogique du livre.

Loin d’une simple biographie ou d’une monographie classique d’acteur, Denzel Washington, en toute(s) conscience(s) est une véritable étude de cas, qui interroge ce que signifie jouer au cinéma, et comment un acteur peut, par son art, influer sur les représentations culturelles et sociales.

Un premier ouvrage de référence pour une collection prometteuse

Avec ce premier volume de la collection Persona, Carlotta Films inaugure une série prometteuse consacrée à l’analyse du jeu d’acteur*. Jacques Demange signe ici un essai dense, intelligent et passionnant, qui rend justice à la complexité d’un acteur majeur. En explorant les multiples dimensions de la conscience chez Denzel Washington, il nous invite à regarder autrement une filmographie que l’on croyait connaître. Un livre indispensable à tous ceux qui s’intéressent à l’acteur, mais aussi plus généralement à l’art de l’interprétation. Et qui renouvelle de fond en comble une approche qu’on pouvait considérer jusque-là comme traditionnellement acquise.

* Le prochain ouvrage de la collection sera consacré à Rod Steiger

Travis Brickle

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