jeudi 31 octobre 2019

"John Carpenter a toujours été en décalage" - INTERVIEW

Artistes : En ce jour d'Halloween, plongeons-nous dans l'univers d'un maître de l'horreur. En l'occurrence, le Maître de l'horreur ! Signé Stéphane Bouley, L'Oeuvre de John Carpenter (Third Editions) est un ouvrage très complet qui dissèque avec précision et pédagogie la mise en scène du cinéaste, les thématiques qui irriguent sa filmographie, les héros qui l'habitent, ses compositions musicales, ses héritiers... Entretien avec l'auteur.



Cineblogywood : John Carpenter est surnommé le Maître de l'horreur mais l'horreur selon Carpenter, c'est quoi ?
Stéphane Bouley : L'horreur selon Carpenter c'est quelque chose qui vous saisit petit à petit mais dont l'emprise se révèle inextricable. Sans doute que Fog est le film qui matérialise le plus explicitement sa façon de faire : c'est quelque chose de lointain et de diffus que l'on sent venir et on ne comprend tout le danger qu'une fois que le brouillard nous entoure et qu'il a tout envahit autour de nous. Même lorsque la menace est unique, comme Michael Myers dans La Nuit des Masques [Halloween], on se rend compte qu'elle peut occuper n'importe quel endroit sans qu'on l'ait vu bouger.
L'horreur chez Carpenter procède dès lors par le principe d'isolement, d'oppression. C'est pour ça qu'il aime autant les films de siège et la thématique de l'enfermement. C'est pour ça que la paranoïa est un de ses ressorts favoris : l'horreur selon Carpenter, c'est d'être annihilé ou assimilé par quelque chose de tellement puissant qu'il est littéralement partout, peut importe la direction où on regarde. L'horreur chez Carpenter, c'est aussi la certitude de mourir, on ne discute pas avec la menace, on ne peut pas marchander ; oublier ça, c'est mourir à coup sûr.




La mise en scène du cinéaste est souvent qualifiée de "néo-classique". Pour autant, vous montrez que même des plans d'apparence très simples sont en fait plus sophistiqués qu'il n'y paraissent. Comment qualifier alors le style de John Carpenter ?
Je trouve que l'appellation "néo-classique" reste assez juste pour qualifier sa mise en scène, c'est quelqu'un qui aime les découpages simples et lisibles, qui utilise les plans fixes et les alternances d'échelles de plans facilement identifiables. John Carpenter ne déconstruit pas à travers sa mise en scène, il n'est pas un cinéaste expérimental. Il a tendance à transposer, utiliser des codes classiques du cinéma dans des environnements ou des genres où ils ne sont pas ou plus utilisés. Beaucoup de cinéastes américains ont été influencé par la Nouvelle Vague ou par l'idée de transcender un héritage avec des ruptures, ce n'est pas le cas de Carpenter. Et en même temps, il n'a jamais rechigné à utiliser les technologies qui se présentaient à lui.
L'équilibre classique du cadre est une obsession de Carpenter en tant que réalisateur, beaucoup de ses plans sont vraiment millimétrés en terme de composition, mais il a combiné ça avec un besoin du mouvement. Le mouvement chez Carpenter doit être fluide et justifié et si parfois ça doit être acrobatique en terme de préparation sur le plateau - comme le travelling arrière dans le cockpit du Dark Star par exemple, le plan subjectif dans La Nuit des masques -, ça doit être quelque chose de fluide pour le spectateur, qui ne doit pas ressentir la prouesse. Il ne cherche jamais à tester les limites de la grammaire cinématographique classique, les règles des 180° ou 30° sont par exemple le plus souvent respectées de façon scrupuleuse mais, en même temps, il ne renonce jamais à une idée nouvelle, les plans ont plus de valeur que les mots dans le cinéma de Carpenter, c'est avec l'image qu'il s'exprime et il veille toujours à ce que chaque image ait un poids, qu'elle ne soit jamais anodine. Ses histoires sont linéaires, simples mais ses plans ont toujours beaucoup de profondeur thématique. La densité de son cinéma ne réside pas dans la narration, comme chez Tarantino par exemple, mais dans  les compositions.



Selon vous, le cinéma de Carpenter n'est pas engagé mais contestataire. Que nous dit-il sur l'Amérique et notre société ?
Il nous dit que la liberté est un bien précieux mais qu'elle n'est pas différente des autres biens que nous possédons : elle peut nous être enlevée à tout moment. Le rêve américain promis existe mais il n'est pas accessible à tous le monde, en réalité il est même réservé à une petite minorité qui va tout faire pour atténuer, éteindre les voix et les libertés des autres. Très tôt, Carpenter s'est projeté dans une Amérique totalitaire, qui possède en réalité beaucoup de caractéristiques de l'Amérique qu'il connait et c'est en renonçant aux exigences de justice et de liberté que cela s'est produit. Le peuple est utile à l'élite mais il n'est utile que lorsqu'il est soumis ou endormi. Quand les individus sont éveillés, éduqués, conscients, ils deviennent dangereux et doivent être éliminés. Carpenter pointe le fait que les dérives du système n'en sont pas, ce sont des constituants nécessaires à son fonctionnement.
L'Amérique chez Carpenter est intrinsèquement brutale, froide et elle a besoin d'individus qui rentrent dans un moule pour fonctionner. Le rêve américain existe pour Carpenter, ce rêve existe pour certains mais il n'existe qu'au prix du cauchemar qu'il engendre pour tous les autres. C'est cette injustice, ce péché originel que Carpenter n'accepte pas et plus sa filmographie avance, moins il est convaincu que ça puisse changer.

Aujourd'hui, Carpenter s'épanouit davantage sur scène, à jouer de la musique, que derrière la caméra. Pensez-vous qu'il réalisera un autre film ?
Je ne pense pas, non. Si on peut dire une seule chose de toute la carrière de Carpenter, c'est qu'il a toujours été en décalage, jamais là où il devait, jamais où il fallait. Maintenant qu'il est reconnu comme un vrai réalisateur à part entière, maintenant qu'on souhaite son retour : la moindre des continuités serait qu'il nous refuse son retour. Je ne pense de toute façon pas qu'il ait l'énergie et surtout l'envie de reprendre.



Quelle est l'influence de John Carpenter sur le cinéma actuel ?
Elle est à la fois énorme et à la fois négligeable. Carpenter a des héritiers, j'en ai listé quelques uns dans le livre mais ce sont souvent des héritiers assez lointains, je n'ai pas trouvé de cinéaste actuel qui
fasse du cinéma exactement comme John Carpenter. Pourtant Carpenter est à la mode, c'est le moins que l'on puisse dire, on retrouve des traces de son oeuvre partout, de Stranger Things à Transformers en passant par la musique électronique. Quand Carpenter voit Stranger Things, il dit ne pas comprendre pourquoi les gens l'assimile à la série, alors qu'il y a des posters de ses films, des musiques qu'il a composé et tout un tas de références visuelles à ses longs-métrages dedans... et je comprends pourquoi il dit ça. C'est parce que malgré les innombrables petits morceaux de Big John [le surnom de John Carpenter, NDLR] dedans, l'ensemble n'a rien de Carpenteresque. Carpenter y est dilué, mixé avec tout un tas d'autres choses et ce qui en ressort finalement est justement un amalgame de références que l'on identifie mais qui n'exprime pas grand chose. On est à la limite du jeu d'observation façon "Où est Charlie ?", on est content parce qu'on a vu du Carpenter en arrière-plan mais c'est tout, ça reste très superficiel.
Et j'ai vraiment la sensation que c'est ce qui arrive au Cinéma de Carpenter : tout le monde s'amuse à le citer mais sans s'y frotter réellement, rares sont les films qui essayent vraiment de trouver la tension, le malaise et l'intégrité du Cinéma de Carpenter. Quelque part c'est aussi ça son cauchemar : il a été digéré, assimilé, il fait partie du grand gloubiboulga de la Pop Culture, là où tout est au même niveau, nivelé par la nostalgie, là où rien ne dépasse.


Quel est son film le plus emblématique, celui qui définit le mieux son cinéma ? Et son film qui mérite d'être ré-évalué ?
Question difficile. Impossible ? C'est trop facile de répondre comme ça alors autant s'engager et répondre. Donner son préféré, c'est relativement facile mais le plus emblématique... c'est une autre histoire, ça demande une certaine distance. L'Antre de la folie est trop méta, Invasion Los Angeles pas assez lancinant, The Thing trop frontal... Je dirais qu'au bout du compte, Assaut reste son film le plus emblématique : un western avec des personnages coupés du monde, des mécaniques de l'horreur mais
dans un contexte complètement différents, une tension sourde tout du long, un vrai personnage féminin, des pics de violence assez brutaux, le besoin de justice et en même temps un attachement profond à un voyou notoire, le découpage très précis, les cadres superbes, le jeu sur l'invisible et le visible... Tout son cinéma est déjà là, même si on peut légitimement arguer que certains sont encore au stade du prototype.



Pour ce qui est de ré-évaluer par contre, c'est beaucoup plus simple : Prince des ténèbres. C'est un film qui est très souvent oublié dans les tops, les rétrospectives, les hommages, etc. Pourtant c'est l'un de ses tout meilleurs. Il est lui aussi très représentatif de son cinéma, il aurait pu être un prétendant à la première réponse mais ça m'aurait ennuyé de ne parler que d'un seul film. C'est le problème quand je parle de Carpenter, il faut que j'en parle pendant des plombes. Prince des ténèbres est un monument de noirceur avec pourtant très peu de moyens. C'est également une fin absolument folle, qui laisse bien sur le cul.



Sur Twitter, suivez John Carpenter aka @TheHorrorMaster et Stéphane Bouley aka @GKPlugInBaby
Retrouvez Stéphane dans Super Ciné Battle (lire notre chronique du livre tiré du podcast)
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Anderton

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