Dossier Festival de Cannes 2025

jeudi 12 juin 2025

Rétrospective Bo Widerberg : beau, oui, comme BoWi !

Bo Widerberg CINEBLOGYWOOD

Il existe un mystère Bo Widerberg. Bien que contemporain d’Ingmar Bergman, dont le cinéma suédois a pâti de l’ombre écrasante, comment se fait-il qu’un réalisateur aussi doué, également monteur, scénariste, écrivain et critique de cinéma, dont les œuvres ont rencontré d’énormes succès publics et professionnels, n’occupe pas la place des plus grands cinéastes de son temps ? Tentative d’explication, à l’occasion de la rétrospective de 11 films en copies restaurées par Malavida Films.


1962. Le cinéma suédois rayonne sur la carte internationale. Ingmar Bergman domine la scène de son pays, auréolé par les succès critiques et publics, nationaux et internationaux de Sourires d’une nuit d’été (1955), du Septième Sceau (1957) et des Fraises sauvages (1957). Sans compter les pièces qu’il met en scène au Théâtre royal de Stockholm qui lui assurent reconnaissance et respect. Quand soudain, l’ouvrage d’un journaliste fait sensation : La Vision dans le cinéma suédois, recueil de critiques et d’écrits esthétiques, fustige l'incapacité des cinéastes suédois à filmer la réalité de leur temps, et pointe du doigt Ingmar Bergman pour ses drames conjugaux et familiaux d’essence bourgeoise et son incapacité à refléter la situation de son pays - tout en lui reconnaissant une certaine perfection formelle. Son auteur ? Un romancier et critique de cinéma, Bo Widerberg, qui à l’âge de 32 ans, à l’instar d’un François Truffaut dont il avait lu l’article polémique similaire Une certaine tendance du cinéma français publié 10 ans plus tôt, déboule sur la scène en chamboulant les anciens. Ce que propose Widerberg, c’est de capturer dans des films "expressifs" les conditions de vie véritables des "personnes ordinaires", dans un style néoréaliste, ce qui devrait permettre de réduire les budgets, car les tournages se feront en extérieurs, et non en studios, comme de coutume. 

Le Péché suédois : l’essence du cinéma de Bo Widerberg

Ce coup de tonnerre ne passe pas inaperçu : Gustav Scheutz, producteur au sein de la société Europa Films, envoie au jeune critique adepte de la Nouvelle Vague un télégramme : "Voici 250 000 couronnes. Filmez donc la vérité ! " Ainsi naît le premier long métrage de Bo Widerberg Le Péché suédois (1963), itinéraire d'une jeune femme éprise de liberté, cousine suédoise de Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda (1962) et de Lola de Jacques Demy (1961). On y décèle tout ce qui fera l’essence de son cinéma : la peinture d’un modèle suédois réputé idyllique, mais dans lequel les différences sociales restent fortement marquées ; le récit d’une crise et d’une émancipation, qui échoue sur le mur des réalités ; une dimension autobiographique (l’action a pour cadre Malmö, ville natale du cinéaste. Nina, sa propre fille, y fait une apparition, comme dans la plupart de ses films) ; sa volonté de faire émerger une nouvelle génération d’acteurs, notamment Thommy Berggren, que Widerberg vole à Ingmar Bergman, et qui deviendra son acteur fétiche (5 films ensemble) ; un rythme qui s’appuie sur la musique, qu’elle soit classique, populaire ou jazzy ; sans oublier une attention particulière portée à la lumière, au cadre et au montage. Bo Widerberg y expérimente une méthode spécifique, qui allie scénario très écrit et improvisation, de façon à capter la vérité du jeu des acteurs, qu’il perfectionnera sans cesse par la suite. Initialement baptisé Le Landau, le film trouve son titre actuel grâce à son distributeur français, Pierre Braunberger, lors de sa présentation à la Semaine de la Critique à Cannes en 1963.

Le Free cinema plutôt que la Nouvelle vague

Avec son deuxième long métrage, Le Quartier du Corbeau (1963), Bo Widerberg élargit son scope. D’inspiration autobiographique, le film chronique la vie d’un quartier déshérité de Malmö, et plus particulièrement celle d’une famille composée d’un père alcoolique, d’une mère-courage et de leur fils, aspirant écrivain. Loin du misérabilisme redouté, le film magnifie la beauté du réel. A l’instar de sa scène d’ouverture, qui reste un modèle pour de nombreux cinéastes suédois. Outre Thommy Berggren dans le rôle du fils en quête d’émancipation sociale, le film permet de découvrir Keve Hjelm dans le rôle du père. Pour donner davantage de réalisme aux scènes de son personnage de père alcoolique, il se saoulera vraiment, à l’insu du cinéaste. Et livre une prestation aussi poignante que celle d’Emil Jannings dans Le Dernier des hommes (1924), de Murnau. Plutôt qu’au néo-réalisme ou à la Nouvelle vague, c’est au cinéma britannique du Free cinema (Karel Reisz, Tony Richardson) que se rattache ce Quartier du Corbeau. Sélectionné à Cannes en compétition officielle, et à l’Oscar du meilleur film étranger, le film reçoit un accueil mitigé. L’ombre de Bergman plane toujours dans l’inconscient de la planète cinéma...

Sous l’influence de Cassavetes et Antonioni

C’est donc fort logiquement un cinéaste en crise qu’il dépeindra dans son film suivant, Amour 65 (1965), qui aurait dû s’appeler Amour 64, si un tournage plus long que prévu et des difficultés relationnelles au sein de l’équipe n’avaient retardé sa sortie sur les écrans ! Quelques jours dans la vie d’un cinéaste en panne d’inspiration et qui traverse une véritable crise existentielle : voilà une trame qui évoque bien évidemment Huit et demi, de Fellini. Mais tout en radicalisant sa méthode et son esthétique, c’est du côté de John Cassavetes et Michelangelo Antonioni qu’il faut chercher ses influences, cinéastes auxquels il fait directement allusion – notamment via la présence de Ben Carruthers, l’acteur principal du premier film de Cassavetes Shadows (1960) qui joue ici son propre rôle, ou en citant explicitement le cinéaste italien dans les dialogues. Peut-être confus par moments, Amour 65 témoigne d’un temps où le cinéma revêtait une importance primordiale dans l’existence. Et dont les fulgurances visuelles jaillissent de manière inoubliable. Ironiquement, on peut le voir comme son film le plus... bergmanien !

Célébrations de la lumière et de la nature

Son don inégalé pour la beauté picturale, Bo Widerberg l’amplifie avec son film suivant, le premier qu’il tourne en couleurs, à ce jour son film le plus célèbre, Elvira Madigan (1966), histoire d’amour tragique entre un comte, déserteur de l’armée, et une jeune funambule, dans la Suède du XIXe siècle. Malgré son issue fatale, le film célèbre la lumière, les corps, la nature, l’amour, au-delà de ses contingences terrestres et sociales, baigné par les accords du 21e concerto pour piano de Mozart, choisi dans les tout derniers jours précédant sa présentation à Cannes. En 90 minutes à peine, il livre une déchirante promenade avec l’amour et la mort, qui annonce celle que filmera en 1968 John Huston. Souvent comparée à Bonnie & Clyde, on pense surtout à Terrence Malick et Badlands. Bo Widerberg se tourne une fois de plus vers son acteur fétiche Thommy Berggren et permet à son actrice principale dont c’était le premier rôle, la lumineuse Pia Degermark, de décrocher le prix d’interprétation féminine à Cannes en 1967. 

Les lilas plutôt que les fusils

De prime abord, avec Adalen 31 (1968), Bo Widerberg semble revenir à ses premières amours : dépeindre la condition sociale des différentes classes qui composent la société suédoise, à travers le récit d’un événement historique se déroulant dans la région d’Adalen en 1931 et au cours duquel des ouvriers en grève ont été abattus par des troupes de l’armée. Toute la beauté de cette fresque réside littéralement dans la peinture des événements qu’en fait Bo Widerberg. Dont le regard magnifie la vacance de la grève plutôt que ses conflits, des hommes et des femmes en plein éveil des sens, les lilas plutôt que les baïonnettes, la lumière naturelle qui embellit ce paradis perdu. Il se place sous le signe de Renoir, le peintre, explicitement invoqué au cours du film. En se situant du côté de la vie plutôt que du mortifère, on pense au Van Gogh de Pialat, ou à 1900, de Bernardo Bertolucci. Simone de Beauvoir était l’une des plus grandes admiratrices du cinéaste, notamment d’Adalen 31 : "Le film est d’une grande beauté, sans jamais verser dans l’esthétisme. Il est poignant et convaincant, sans la moindre once de didactisme, note-t-elle dans Tout compte fait, volume 5 de ses Mémoires. La grande réussite de Bo Widerberg est d’avoir admirablement montré la liaison de la vie publique avec la vie privée". Le film remporte le Grand prix spécial du Jury à Cannes en 1969. 

Thommy Berggren, son acteur ego

Avec Joe Hill (1971), Bo Widerberg pousse encore plus loin les thèmes et sa grammaire visuelle pour livrer un road movie d’une force politique et visuelle stupéfiantes, qui rappelle aussi bien Les Moissons du Ciel, de Terrence Malick, que certains films de Ken Loach. Après la vision collective d’Adalen 31, Joe Hill se recentre sur le destin d’un jeune Suédois qui débarque aux Etats-Unis au début du XXe siècle, précurseur des protest singers comme Woody Guthrie ou Bob Dylan, et dont la trajectoire picaresque, puis tragique, est portée par la prestation habitée de l’acteur fétiche du cinéaste, Thommy Berggren. 

Enorme succès mondial, prix du Jury à Cannes en 1971, ce film ouvre à Bo Widerberg les portes de la gloire internationale. Portes qu’il ne franchira pas, le cinéaste préférant s’en retourner dans sa Suède natale pour y livrer, dans la dernière partie de sa carrière des oeuvres riches de son expérience américaine, comme Un Flic sur le toit (1976), considéré comme un polar marxiste à la Friedkin, ou Le Chemin du serpent (1986), dénonciation du patriarcat dans la Suède pastorale du XIXe siècle. Et le cinéaste de conclure sa carrière, de manière quasi-testamentaire, avec le sublime et lumineux La Beauté des choses (1995), resté inédit en France jusqu’en 2020, avant de décéder d’un cancer en 1997. Un 1er mai. Tout un symbole... 

En salles à partir du 11 juin 2025, 11 films de Bo Widerberg en versions restaurées : Le Péché suédois ; Le Quartier du Corbeau ; Amour 65 ; Elvira Madigan ; Adalen 31 ; Joe Hill ; Tom Foot ; Un flic sur le toit ; L’Homme de Majorque ; Le Chemin du serpent ; La Beauté des choses. Malavida Films.

(Article réactualisé et paru initialement dans le N° 7 de Revus & Corrigés – été 2020)

Travis Brickle


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