samedi 26 mars 2016

Les Ogres : coup de tonnerre dans les salles

En salles : Une bourrasque, une déflagration, une tornade. Pas d’autres mots pour définir Les Ogres, cette fresque atypique, généreuse, débordante, enflammée. Et un peu agaçante, parfois, reconnaissons-le. Mais posons la question franchement : depuis combien de temps avait-on vu un film français aussi puissant et débridé ? Je ne vois pas... C’est dire la surprise que provoque ce deuxième long métrage, signé Léa Fehner, après Qu’un seul tienne et les autres suivront (2009). La surprise – ou plutôt le coup de tonnerre. 





Itin-errance d’enfants pas très gâtés

Ce qui fait la force et l’originalité du film, c’est son projet même : filmer la route, l’itin-errance d’une troupe de théâtre sur les routes de France. Son quotidien, ses déplacements, ses interrogations, ses joies, ses pleurs, ses engueulades, ses beuveries, ses humiliations, ses matins blêmes, ses nuits sans fin, ses petits moments de bonheurs et de malheurs. Attention : on n’est pas dans le documentaire, mais dans la reconstitution d’un vécu que la cinéaste connaît bien, puisqu’il s’agit de celui de son père et de sa mère, les formidables François Fehner et Marion Bouvarel, à la vie et à la mort. Auxquels s’ajoute la sœur de la cinéaste, dans le rôle de la fille de son père – enfin... vous me suivez ?

Générosité et cruauté

Mais à la différence d’un Robert Altman qui donne à chacun de ses personnages au moins une grande scène pour exister, Léa Fehner choisit son camp. Sur la dizaine de comédiens qui constituent la troupe, elle prend le parti de ne s’attarder que sur quelques-uns d’entre eux, les autres restant à l’état de silhouettes, indispensables à la dynamique de groupe, mais moins présents. Le chef de troupe, et son épouse, le père et la mère de Léa Fehner, donc, auxquels elle donne des scènes d’une cruauté et d’une générosité sans pareils. Ainsi sa mère se trouve-t-elle dénudée en public, vendue aux enchères, tel un objet, après une d’amers reproches adressés par son mari, en fin de représentation. Le chef de troupe, donc, charismatique, leader, mais assailli de doutes, injuste, tyrannique, despotique a également son moment d’humiliation dans un restaurant, asséné par son fidèle monsieur Déloyal.

Enfin un grand rôle pour Marc Barbé !

A leurs côtés rôde un couple mal assorti : Mona, jeune actrice, incarnée par Adèle Haenel, en pleine grossesse. Ses grands yeux verts, ses larges sourires, son énergie de battante, son attitude ironique en font le relais du spectateur au sein de la troupe. A ses côtés, l’astre noir de la troupe, Monsieur Déloyal, campé par le Sam Shepard du cinéma français, Marc Barbé. Au centre des scènes les plus casse-gueule du film – l’humiliation de la femme du chef de troupe, donc, mais aussi l’apprentissage de la sodomie ( !) à des enfants, le conte du roi et de Monsieur Ego, la confession intime avec son ex-compagne – il irradie le film de mélancolie, avec son regard lessivé et sa gueule mi-ange mi-démon. Mais la complicité qui le lie à Mona le sauve de son état dépressif, comme on le constate dans une très jolie scène où il surprend sa compagne Mona en compagnie d’un amant de passage en position peu équivoque ! Enfin le grand rôle qui lui manquait tant depuis son inoubliable et glaçante prestation dans Trois Huit, de Philippe Le Guay.



La France des limbes

Enfin, avec  une caméra tourbillonnante sans cesse en mouvement, Léa Fehner embrasse d’un seul mouvement la troupe, les spectateurs, les voyageurs, dans une valse sans fin, qui mène le spectateur dans un fabuleux tourbillon de vie et de générosité. Ce qui ne l’empêche pas fortuitement de poser le regard sur la France d’aujourd’hui, sur des lieux peu fréquentés par les cinéastes : une station service, un terrain vague, une route nationale, un terrain laissé en jachère à l’entrée d’un village de campagne, ces limbes si souvent délaissées par les cinéastes et les politiques.

Car in fine, c’est bel et bien une magnifique utopie que nous livre Léa Fehner à travers le portrait de cette troupe dans laquelle on s’immiscerait bien. Une utopie portée par un vivre ensemble complexe, avec prises de becs et humiliations, mais qui le temps de 2 heures et 24 minutes qui passent trop vite balaye tout sur son passage : les rancoeurs, les échecs, les égoïsmes, les racismes.

Dans le sillon de Kusturica, Renoir, Guediguian et Cassavetes

Oui, on pense à Kusturica, notamment pour la vie de forains, et le génial bestiaire qui accompagne les comédiens – des oies, des vaches, des poissons dans un aquarium. Pour le côté choral, on pense à Altman, et surtout à Renoir, celui de La Règle du jeu et du Carrosse d’Or, là où se mêlent le spectacle de vie et la vie du spectacle et où chacun a ses raisons. Mais surtout, Léa Fehner s’inscrit dans un double sillage : celui d’un Robert Guediguian, par son ambition de remettre au cœur du monde contemporain l’utopie collective ; et surtout, même si le parrainage peut paraître écrasant, celui de Cassavetes. Son projet même s’inscrit dans la lignée du cinéaste américain - filmer son cercle le plus proche dans une fiction à la limite de l’autobiographique et du documentaire. On y retrouve également ce qui faisait le prix d’Opening Night dans sa peinture sans fard des failles des comédiens ; enfin, la générosité vorace avec laquelle se lient les personnages et avec laquelle elle les filme rappelle aussi bien Love Streams que Husbands.

Travis Bickle

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