jeudi 24 mars 2016

Love Streams : plongeon dans le testamour de Cassavetes

En DVD et Blu-ray : Film-somme de John Cassavetes, Love Streams ressort dans une somptueuse édition Wild Side, agrémentée d’un ouvrage signé Doug Headline, fin connaisseur de l’univers du cinéaste américain, et auteur d’une monographie consacrée au cinéaste avec Dominique Cazenave, et complétée par l’édition d’un de ses films les plus rares, et rejeté par son auteur, Un enfant attend. Commencer Cassavetes par Love Streams, c’est être marqué au fer rouge par une manière unique d’aborder les sentiments comme unique raison de vivre, comme matière vive d’un art que lui seul sut porter à une telle incandescence. Huit raisons de plonger dans ces torrents d’amour. Et de vous procurer cette édition.



Pour ses thématiques récurrentes
 
Plonger dans Love Streams, c’est plonger dans deux conceptions de l’amour personnifiées par les deux personnages principaux : celle de Sarah, qui veut croire que l’amour est un flot qui ne s’arrête jamais, bien qu’en plein divorce et en plein échec existentiel ; celle de son frère Robert, pour qui l’amour n’est qu’ "une chimère de petite fille" et pour lequel "la vie est une succession de suicides, de divorces, d’enfances brisées et de promesses rompues". Fermez le ban.
 
C’est aussi plonger dans la mélancolie, la folie ordinaire quotidienne, car chez Cassavetes, tous les êtres sont un peu borderline. Sous influence, s'arrangeant avec leurs névroses, entre âge adulte et en quête d'une enfance perdue, entre demande d’amour et manque d’affection. A l’instar du personnage de Sarah incarné par Gena Rowlands, éperdue d’amour à l’égard de ses enfants, de son ex et de son frère, qui déclare, désemparée : "Je ne sais pas qui je suis".
 
C’est enfin découvrir le clan, la tribu, le couple, la famille. Même sous leurs formes aliénantes, ils constituent pour Cassavetes le cercle ultime, plus réconfortant que la solitude, malgré leurs arrangements et leurs coups de canif. "Love Streams m’a aidé à poser ces questions : qu’est-on sans famille ? S’il ne vous reste qu’un proche, quel rapport avoir avec lui ? Comment exprimer son amour ? Mourrons-nous sans jamais avoir exprimé quoi que ce soit ?", déclara le cinéaste.
D'où son recours également quasi systématiquement à la même équipe, des acteurs (Cassavetes, Gazzara, Falk, Cassel, Rowlands) aux techniciens (Al Ruban à la photo), en passant par la production (Sam Shaw).

Pour découvrir une troupe d’acteurs
 
Plonger dans l’univers de Cassavetes, c’est plonger dans une troupe d’acteurs. Peter Falk, Ben Gazzarra, Seymour Cassel, versant masculin, absents ici, excepté Seymour Cassel. Dans un rôle créé à la scène par Jon Voight, John Cassavetes y est ici plus charismatique que jamais, dans le rôle de Robert Harmon. On n’est pas près d’oublier son rire sculpté aux volutes de whisky et de cigarettes, son regard enjoué et désabusé, son costard classieux et fripé. La classe définitive.
 
Versant féminin, Love Streams est l’occasion de découvrir sa complice à son apogée : sa femme, sa muse, son égérie : Gena Rowlands, qui apparaît dans 7 de ses films. Et avec laquelle il forme un couple unique en son genre, créateur et auto-destructeur, fou d'amour et imprégné de blessures. Avec Marlene-von Sternberg, Liv Ullman-Bergman, Masina-Fellini et Vitti-Antonioni, un couple désormais mythique.

Pour parcourir un cinéma de l'émotion unique en son genre
 
Chez Cassavetes, on se touche, on se caresse, on s'embrasse, on s'engueule, on gueule, on boit, on danse, on vomit, on rit, on pleure. Et on essaie de s'aimer. Pas de psychologie, juste de l'affect, beaucoup d'affect. Parfois jusqu'à la lie, la folie. Et Love Streams ne déroge pas à la règle.

Pour une réalisation toujours sur le qui-vive
 
Au plus près des acteurs et de leurs émotions, rarement Cassavetes cède à la tentation du beau plan. D’abord pour faire vivre l'acteur et la dramaturgie, en dégorger l'affect ultime. D'où longues focales, gros plan, filmage serré. D'où la caméra tremblante, un montage souvent heurté, quelques faux raccords. Signe d'une urgence, d'une nécessité impérieuse : filmer et vivre. Love Streams a ainsi été entièrement tourné dans la maison de Cassavetes, tout comme Faces (1968), son premier coup d’éclat.

Pour palper un cinéma qui dilate le temps et l'espace
 
Par son utilisation du plan séquence, Cassavetes parvient à recréer la sensation unique de la langueur du temps, de son immédiateté, de sa proximité avec ses personnages. Et de l'éclosion des sentiments entre les êtres. Beuveries, scènes de danse, trouées oniriques parsèment Love Streams et ne dérogent pas à la règle de cette sensation de dilatation du temps et de l’espace, résumés à leur plus intense expression.



Pour découvrir la méthode Cassavetes
 
Une méthode improvisée, renouvelée à chaque tournage, à la fois parfaitement maîtrisée et complètement déstabilisante : des acteurs en situation de liberté, mais totalement cadrés ; quelques décors uniques (l'intérieur d'une maison, un théâtre, un cabaret), et quasiment jamais de plans d'ensemble sur une ville. Sauf peut-être là, où Cassavetes s’essaie à magnifier sa ville, Los Angeles, les hauteurs de Beverly Hills, sa maison, sa piscine. Comme un ultime shoot avant de tirer sa révérence.


 
Pour son ultime scène
 
Auréolé d’un Ours d’Or à Berlin en 1984, Love Streams est le film d’adieu de John Cassavetes au cinéma. Hanté par la mort de ses parents, par une cirrhose du foie qui allait l’emporter en 1989, il livre là une œuvre qui si elle devait être sa dernière, il concédait que "cela ferait un joli dernier film". A revoir la dernière scène, on ne peut qu’être saisi par ce regard caméra d’un homme lessivé, accoudé à un juke-box, noyé sous la pluie, nous adressant un discret geste d’adieu, telle une ultime pirouette de sortie de scène. Poignant. Vibrant. Frissons.
 
Paradoxalement, Cassavetes aura la force de tourner un ultime film de commande, à la demande de son ami Peter Falk, resté inédit en France, Big Trouble (1986), sorte de parodie d’Assurance sur la mort. Comme un ultime pied de nez à la faucheuse...

Pour l’édition WildSide
 
Outre la très belle remastérisation de Love Streams – rappelons-le, financé par la Cannon, la mythique maison de production de Golan et Globus, qui a fait la gloire de Chuck Norris, Charles Bronson et de Sylvester Stallone dans les années 80, on se pince pour le croire ! – le Blu-ray est accompagné d’un film bonus, Un enfant attend (1963), film de Cassavetes qui marqua sa rupture avec les studios et le modèle classique hollywoodien. En outre, un très riche livret relate dans le détail les conditions rocambolesques du tournage de chacun des deux films. A l’image d’une personnalité les plus charismatiques et les plus touchantes de l’histoire du cinéma américain : rebelle, sauvage, humain, si profondément humain.
 
Travis Bickle
 
 

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