lundi 13 juin 2016

John Huston et la littérature : adapter l'inadaptable (1/4)

Artistes : En ce printemps, jusqu’au 31 juillet, tous à la Cinémathèque, pour redécouvrir l’un des cinéastes les plus éclectiques, et le plus passionnants au monde, John Huston. Pas question ici de revenir sur les querelles critiques dont il a fait l’objet, mais attardons-nous sur une de ses activités de prédilection : les adaptations littéraires -  James Joyce, Dashiell Hammet, Malcolm Lowry, Carson McCullers, Rudyard Kipling, Herman Melville, entre autres, sans oublier le livre des livres, la Bible ! Un tableau de chasse éloquent, qui rassemble quasiment l’intégralité de sa filmographie – 41 films en 40 ans. 



Pourquoi un tel attrait pour la littérature ? A la différence de Hawks, Ford ou Mankiewicz, la force de son cinéma ne réside pas dans la mise en scène, ou l’approfondissement d’un univers visuel qui lui serait propre. Si on a souvent souligné son goût pour les desperados et les causes perdues, on a moins relevé son attrait pour les quêtes, qu’elles soient individuelles ou spirituelles, vouées à l’échec ou surmontées par l’ironie du destin. Conteur avant tout, ce qu’il aime, c’est transposer à l’écran les récits qui l’ont fasciné : "En faisant des films, je veux exprimer mon plaisir d’avoir lu quelque chose". Et si son style résidait dans la manière et le plaisir de conter ? Première partie de notre rétrospective : les grands films tirés d’œuvres réputées inadaptables.

Le Faucon Maltais (The Maltese Falcon, 1941)
Dès son premier film, le cinéaste marque son intérêt pour l’adaptation littéraire. Qui plus est, difficile, touffue, complexe. Paru en 1930, le polar de Dashiell Hammett avait déjà connu deux adaptations cinématographiques, en 1931 et en 1936. Scénariste aguerri, John Huston ne retouche quasiment rien au roman : il fait retaper mot à mot le texte d’origine, présenté sous forme d’un découpage scène par scène ! Résultat : un coup de maître, qui l’impose dans la profession. Et permet à Humphrey Bogart, Mary Astor, Peter Lorre et Sydney Greenstreet d’entrer au panthéon du cinéma. 



Moby Dick (1956)
De l’aveu même du cinéaste, ce fut l’un de ses films les plus difficiles à mener. Au point de s’identifier au capitaine Achab et de voir dans toutes les péripéties qui ont émaillé le tournage la main de Dieu qui s’acharnait contre le réalisateur ! Autre défi majeur pour John Huston : Herman Melville, son style, son récit. "Réduire le roman en film signifie transformer la complexité en simplicité. (...) Melville n’est pas complexe (...) : il est plein trop de choses ! (...) Nous avons cherché à lui donner une forme raisonnable". Forme raisonnable qu’il trouve en compagnie de l’écrivain Ray Bradbury, et d’autres auteurs dont l’identité reste encore secrète. Au final, malgré l’interprétation parfois outrée de Gregory Peck,  reste une œuvre spectaculaire et métaphysique, qui rend hommage au roman somme de Herman Melville.



Reflets dans un œil d’or (Reflections in a Golden Eye, 1967)
"Vous avez fait de mon livre une création nouvelle d’une incroyable puissance", reconnaît Carson McCullers, l’auteur de la nouvelle parue en 1941. Une œuvre à l’atmosphère poisseuse, pleine de sous-entendus sexuels et névrotiques, dont John Huston se sort admirablement. En dirigeant mezza vocce son couple d’acteurs souvent tempétueux Marlon Brando et Elizabeth Taylor, il obtient d’eux une sobriété et une retenue bienvenues, qui contrastent heureusement avec l’atmosphère torturée qui règne dans ce fort sudiste. Après Freud et La Nuit de l’iguane, la troisième incursion de John Huston dans les sujets psychanalytiques montre à quel point son talent de conteur et ses facultés d’adaptation à tous les univers est forte. Malgré son échec critique et commercial, un film dont il dira qu’il l'"aime dans sa totalité".



L’Homme qui voulut être roi (The Man who would be king, 1975)
Peut-être l’œuvre la plus chère au cœur du cinéaste, qu’il avait essayée de transposer maintes fois à l’écran, avec d’abord Clark Gable et Humphrey Bogart, puis Richard Burton et Peter O’Toole, enfin, Paul Newman et Robert Redford. Ce seront donc Sean Connery et Michael Caine. La raison d’une telle obstination ? Sans doute la connivence intime qui s’était fixée très tôt entre le cinéaste et l’écrivain : "J’ai tellement lu Kipling qu’il fait partie de mon inconscient". A la fois film d’aventures et médiation sur l’amitié, l’honneur et le pouvoir, L’Homme qui voulut être roi s’inscrit dans la tradition du grand spectacle hollywoodien, tout en restant constamment profondément hustonien et fidèle à Kipling. Un modèle d’adaptation.



Au-dessous du volcan (Under the volcano, 1984)
Comment ne pas évoquer ici l’ouvrage mythique de Malcolm Lowry que Maurice Nadeau fit connaître en France ? Si de 1950 à 1983, on recense 66 scénarios écrits à partir de ce roman, tout semblait prédisposer le cinéaste à l'adapter : le Mexique, la peinture de la déchéance, la difficile rédemption... Et puis, Lowry, que le cinéaste avait lu dès 1947. Mais aucun de scénarios reçus ne le contentait, jusqu’à celui de Guy Gallo. En condensant l’intrigue, et en supprimant un des quatre personnages principaux du roman, Laruelle, Huston et son scénariste insufflent une dimension tragique au destin du consul, notamment en dépeignant le Mexique sous ses aspects nocturnes et morbides à mille lieues des clichés habituels. Mais de son propre aveu, "j’ai beaucoup d’admiration pour le livre. Je pense que c’est un roman fascinant, mais pas un grand roman". Et de reconnaître qu’avec Moby Dick, c’est l’adaptation la plus difficile qu’il ait eue à faire. Au final, le film propose une véritable adaptation du matériau originel, touffu, barbare, soliloquant, peut-être infidèle à la lettre, mais totalement en phase avec l’esprit de Malcolm Lowry. Et dominé par la prestation impériale d’Albert Finney dans le rôle principal.



Gens de Dublin (The Dead, 1987)
A 81 ans, le cinéaste s’attaque à James Joyce : "C’est l’écrivain que j’ai 'senti' le plus dans ma vie. Ulysse a exercé sur toute ma génération une influence qui dure encore aujourd’hui". Chronique familiale et apparemment futile sur un dîner de famille en Irlande au début du XXe siècle pendant les deux tiers de son temps, Gens de Dublin bascule soudain, le temps d’une chanson, dans l’émotion la plus brutale, celle des regrets, celle qu’éprouvent les vivants pour les morts. Interprétée par sa fille Anjelica, adaptée avec son fils Tony, l’ultime oeuvre du cinéaste connaît quelques variations par rapport à la nouvelle initiale de Joyce : la chanson que l’on entend dans le film, The lass of Aughrim, ne se situait pas dans l’escalier. Or là, quelle intensité mystérieuse lui insuffle-t-il ! Triple adieu à la vie, à la littérature et au cinéma, le film, tout comme la nouvelle dont il s’inspire, et la carrière du cinéaste, s’achèvent sur un mot : "Dead". Poignant.



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