vendredi 11 octobre 2024

Frémaux intérieur nuit, Muybridge extérieur jour

Thierry Frémaux Rue du Premier-Jour Guy Delisle Pour une fraction de seconde BD livre CINEBLOGYWOOD

En cette veille du Festival Lumière 2024, deux ouvrages nous emportent sur les traces des pionniers du cinématographe. Dans Rue du Premier-Film, Thierry Frémaux vagabonde une nuit dans l'Institut Lumière qu'il dirige, à la rencontre des fantômes du 7e art. Avec Pour une fraction de seconde, Guy Delisle consacre pour sa part un roman graphique à "la vie mouvementée d'Eadweard Muybridge", étonnant passeur de relais entre la photographie et le cinéma.


Thierry Frémaux : Rue du Premier-Film (Stock)

La collection Ma nuit au musée propose à des écrivains de passer une nuit dans un musée de leur choix. Délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux a prouvé qu'il était un homme de lettres avec Sélection officielle, Judoka et Si nous avions su que nous l'aimions tant, nous l'aurions aimé davantage. Et il était d'autant plus juste qu'il participe à cette expérience nocturne que son titre évoque furieusement celui des films de Shawn Levy avec Ben Stiller. Mais contrairement à ses prédécesseurs noctambules, Frémaux a décidé de passer la nuit au bureau. Le sien. Celui de l'Institut Lumière. A sa disposition, un lit de camp (dont il fera un court usage au tout petit matin) et un trousseau de clés, qui lui ouvrira les portes de ce domaine où naquit le cinématographe. Le récit de ces quelques heures en solitaire évoque un lent travelling entrecoupé de flashbacks. Dehors, il pleut. On imagine une bande-son jazzy. Encore sous l'effet d'un jetlag, le maître des lieux déambule, farfouille, nous fait pénétrer dans les coins et recoins de l'Institut dont il décrit les trésors. Fier de ses racines, il raconte Lyon, le quartier périphérique et la rue où la famille Lumière a installé son usine, construit ses maisons - dont une seule a échappé à la destruction. 

Au côté de l'éphémère gardien de nuit, des fantômes bienveillants. Ceux de ses mentors disparus (Paul Génard, Bernard Chardère, Bertrand Tavernier), dont il relate les initiatives essentielles et dresse des portraits truculents. Ceux de son équipe, à laquelle il rend hommage, et de ses idoles, Springsteen en tête of course. Ceux de cinéastes surtout, et des premiers d'entre eux : Auguste et Louis Lumière. Avec passion et conviction, Thierry Frémaux explique comment les ingénieurs et industriels ont inventé le cinéma et posé les bases de sa grammaire. Son récit emballera les cinéphiles, ravira les amateurs d'histoire(s), de géographie et d'art. Même ceux qui n'ont pas eu la chance de naître en Rhône et Saône. Un joli vagabondage qui donne furieusement envie de (re)voir des films et de se rendre à l'Institut Lumière. En plein jour, ça doit être bien aussi.

Guy Delisle : Pour une fraction de seconde, La Vie mouvementée d'Eadweard Muybridge (Delcourt) - parution le 23 octobre

Au cours de sa balade nocturne, Thierry Frémaux évoque brièvement Eadweard Muybridge. Jordan Peele y fait référence dans Nope. Guy Delisle, qui nous a régalés avec ses albums autobiographiques (Pyongyang, Chroniques birmanes, Chroniques de Jérusalem, Le Guide du mauvais père), raconte dans le détail l'incroyable destin de cet Anglais exilé aux Etats-Unis qui n'a eu cesse d'immortaliser la réalité et de décortiquer le mouvement. Celui du cheval au galop notamment, que peintres et dessinateurs ne parvenaient pas à représenter correctement. Au XIXe siècle, la grande question était de savoir comment l'équidé réalisait ses foulées. Le magnat et sénateur américain Leland Stanford (qui créera l'Université du même nom) a une conviction : à un moment donné, au galop, les sabots du cheval quittent le sol. Il confie à Muybridge, photographe devenu célèbre pour ses clichés du Far West, la mission d'en apporter la preuve scientifique.

Delisle met en scène cette quête avec inspiration, revisitant dans la composition de ses planches les photographies de Muybridge, qui ponctuent d'ailleurs l'album. L'artiste gèle le temps, ou l'accélère, saute dans l'espace, emportant le lecteur d'un continent à l'autre pour raconter une épopée qui est autant celle d'une invention que de son créateur. Un type fantasque, tantôt génial, tantôt fou furieux, qui a échappé plus d'une fois à la mort, au fond d'un ravin puis au bout d'une corde. L'apparente simplicité du dessin révèle toute sa richesse. Le récit est prenant, traversé par un souffle quasi épique. On croise Edison, Rodin, Degas, les Lumière. On assiste à un basculement autant technologique qu'artistique. On est plongé dans une époque où la course au progrès est une aventure, parfois dangereuse. Il y a des coups de sang, des coups de feu, des coups de pute. Un sublime roman graphique.

Anderton


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