En salles : De David Lean, on est très nombreux à pouvoir citer au moins Lawrence d'Arabie, Le Pont de la Rivière Kwai ou Le Docteur Jivago. Un peu moins, Brève rencontre. Et pour le reste, c'est l'oubli total... Et c'est bien dommage ! Car outre les périodes Noël Coward et Charles Dickens de la première moitié de sa filmographie, il ne faudrait pas oublier le peintre de l'âme féminine. Après avoir évoqué ici Vacances à Venise, voici que ressort La Fille de Ryan, l'avant-dernier film du cinéaste multi-oscarisé, sorte de film-somme qui tente de la synthèse entre sa veine épique et son goût pour le portrait des tourments de l'âme féminine – quelque part entre Brève Rencontre et Le Docteur Jivago. Six raisons de se précipiter vers ce chef-d'oeuvre maudit :
1) Parce qu'il s'agit de l'unique scénario original adapté par le cinéaste britannique. Spécialiste des challenges littéraires – Dickens, T.E. Lawrence ou EM. Forster pour son dernier film, La Route des Indes – David Lean adapte ici un scénrio élaboré par son fidèle complice Robert Bolt. La source initiale ? Madame Bovary ! Dont il ne reste que quelques éléments, notamment le romantisme de son héroïne, Rosy. Un projet auquel le cinéaste tenait tellement à coeur qu'il le considérait comme un "petit bijou".
2) Pour redécouvrir une actrice finalement méconnue, Sarah Miles, au destin singulier. Mariée à deux reprises avec le même homme de 15 ans son aîné, Robert Bolt, qui n'est autre que l'un des plus fidèles collaborateurs du cinéaste, elle incarne ici le rôle d'une vie : Rosy Ryan, l'héroïne prise dans les tourments de la raison et de la passion, de la guerre et de l'amour, épouse d'un gentil instituteur irlandais et éprise d'un sombre soldat britannique, dans le cadre complexe de l'Irlande de 1916.
Sarah Miles, on l'avait déjà vue dans The Servant, Blow Up ou Ces Merveilleux fous volants dans leurs drôles de machines. Là, elle irradie complètement le film de sa vulnérabilité à fleur de peau, de sa fougue et de son courage. Et parvient à donner une dimension mythique à son personnage, à la hauteur d'une Antigone. Du grand art, qui ne sera malheureusement que peu suivi d'effet : outre ses multiples liaisons – Laurence Olivier, Steven Spielberg, Robert Mitchum – elle est mêlée malgré elle à un scandale sur le tournage du Fantôme de Cat Dancing (1973). On ne la revoit qu'irrégulièrement par la suite, notamment dans Hope and Glory, de John Boorman.
3) Pour la flopée de seconds rôles qui entourent Sarah Miles, tous plus natures que natures, en dépit pour certains d'entre eux, de leur statut de vedettes internationales : Robert Mitchum, inattendu dans le rôle du mari, à la fois doué de mansuétude et de tolérance, initialement écrit pour Gregory Peck ; Trevor Howard, déjà présent dans Brève rencontre, dans celui du curé irlandais du village, véritable conscience de la communauté ; Christopher Jones, en amant britannique sombre et ténébreux, revenu du front à la fois boîteux et traumatisé ; et surtout John Mills, en idiot du village, qui remportera un Oscar pour sa composition.
4) Pour au moins deux séquences d'anthologie : la scène de la tempête, au cours de laquelle les habitants de Kirrary (un village spécialement construit pour les besoins du film !) récupèrent les armes arrivées par la mer et destinées aux combattants irlandais. Une scène biblique par son ampleur, sa force et ses moyens. Et qui devient une allégorie à la fois du tournage, des tourments de l'héroïne et des ravages de l'Histoire. Et sans oublier une scène d'amour sylvestre entre l'héroïne et son amant, qui pourrait facilement tomber dans la caricature, si elle n'était pas portée par la mise en scène inspirée de David Lean
5) Pour Maurice Jarre, bien sûr ! Outre le travail sur les couleurs qui magnifient une Irlande sauvage et rebelle, à l'image de la fille de Ryan, il faut saluer la musique de Maurice Jarre, qui évite tous les clichés de la musique folklorique pour épouser la couleur de chacun des personnages. Et à l'instar de la scène d'étreinte, dans laquelle Jarre laisse la place aux sons d'ambiance – manière délicate pour le compositeur de souligner la force de la passion qui enflamme les deux protagonistes
6) Pour David Lean, ce géant mal connu. Programmé pour le succès, tourné à la suite du triomphe du Docteur Jivago, La Fille de Ryan s'avère un four commercial : entre un tournage lesté par des conditions météorologiques catastrophiques et des différends permanents entre Lean et Mitchum, le film suscite d'énormes réactions critiques négatives.
A la vision de ce chef-d'oeuvre méconnu, on ne peut qu'être stupéfait de l'aveuglement qui frappa public et critiques en 1970, tant le cinéaste y a porté à incandescence sa grammaire filmique, entre scènes spectaculaires et intermèdes intimistes. Il s'agit donc au travers de son avant-dernier film de redécouvrir David Lean. Non le cinéaste souvent réduit à sa seule dimension épique des années 60, mais le portraitiste intimiste et mélancolique d'êtres en butte sur une réalité qui ne s'accorde que très difficilement à leurs désirs. Une sorte d'autoportrait, en somme !
Travis Bickle
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