Acclamé à juste titre par la critique et le public, The Brutalist impressionne par la maîtrise de sa mise en scène, la complexité de son scénario, le jeu intense d’Adrian Brody 25 ans après The Pianist, de Roman Polanski, par la gravité de son propos, la richesse des thématiques abordées dans le cadre de l’Amérique apparemment idyllique des années 50. Surtout, il permet de remettre au centre de la réflexion une figure peu prisée jusque-là par le cinéma : celle de l’architecte. Pourtant quelques exemples existent. Et ce n’est qu’un début. Le point sur quelques figures marquantes.
Gary Cooper, ou l’idéaliste doux rêveur (Peter Ibbetson, 1930, Henry Hataway).
Tout d’abord, pour Henry Hataway, et son chef-d’œuvre chéri par les surréalistes, Peter Ibbetson. Dans le cadre de la riche société de l’Angleterre du XIXe siècle, il y incarne un architecte hanté par le souvenir de son enfance parisienne avec Mimsey, une voisine dont il était follement amoureux. D’une aura romantique, le film glisse progressivement vers un surréalisme célébré par André Breton, pour lequel Peter Ibbetson est "film prodigieux" qui montre le "triomphe de l’amour fou et de la pensée surréaliste". Si son talent d’architecte ne peut s’épanouir dans la réalité de la construction, Peter Ibbetson voit ses rêves éveillés advenir, ce qui lui permet d’échafauder un foyer pour Mimsey et lui-même.
Gary Cooper (bis), ou le génie en avance sur son temps (Le Rebelle, 1949, King Vidor)
Mais le grand rôle dans lequel Gary Cooper magnifie la figure de l’architecte est celle de Howard Roark, dans Le Rebelle, de King Vidor (1949), adapté du roman d’Ayn Rand. L’architecte interprété par Gary Cooper et inspiré par la vie de l'architecte génial et provocateur Franck Lloyd Wright y est décrit comme un individualiste nietzschéen triomphant, à rebours des conventions et de l’opinion publique et qui se révèle être le moteur du progrès technologique et donc social. Il est le génie ignoré qui seul réalise que le passé n’a aucun intérêt et qui démolit des logements sociaux qui ne correspondent pas à sa vision moderniste.
Michel Piccoli, ou l’architecte en pleine crise existentielle (Les Choses de la vie, 1969, Claude Sautet)
Michel Piccoli incarne Pierre, le parfait archétype de la bourgeoisie parisienne, aux prises avec des dilemmes de privilégié : partir ou rester, choisir entre deux femmes, s’évader au Maroc ou voguer au large de l’île de Ré. Rien de véritablement tragique, si ces hésitations n’étaient pas mises en résonance avec une réalité bien plus brutale : celle d’un homme mourant, incapable de savoir s’il aura encore le temps de réparer ses erreurs. L’arbitraire du drame souligne la fragilité de l’existence et fait écho aux thèmes chers au cinéaste : la crise de la quarantaine, qui semble dérisoire face à l’ampleur d’une vie ; la question lancinante des regrets, de l’indécision qui paralyse toute action et précipite la chute ; les plans d’une existence contre-carrés par la réalité d’un accident et la brutalité du réel.
William Holden, ou l’architecte en pleine idylle sans lendemain (Breezy, 1974, Clint Eastwood)
Frank Harmon, un architecte d’une cinquantaine d’années installé à Los Angeles, croise un jour la route de Breezy, une jeune autostoppeuse de 17 ans. D’abord distant et désabusé, cet homme au regard cynique se laisse peu à peu attendrir par l’énergie insouciante et la spontanéité de cette jeune hippie. En mars 1975, seuls quelques spectateurs français ont découvert cette œuvre dans la seule salle parisienne qui la projeta à sa sortie. Pourtant, malgré son échec au box-office, ce troisième film de Clint Eastwood marque l’une de ses premières incursions dans une chronique intime et mélancolique, qui voit s’opposer l’apparente maturité d’un artiste dans la force de l’âge, complètement déboussolé par l’insouciance de la jeunesse et d’une idylle sans lendemain – donc, utopique.
Paul Newman, ou l’architecte trompé par ses partenaires (La Tour infernale, 1974, John Guillermin)
Doug Roberts vient inaugurer la "plus haute tour du monde", haute de 138 étages, à San Francisco. Sauf que malgré ses avertissements, les consignes de sécurité n’ont pas été respectées par son promoteur immobilier. Et il se prend une volée de bois vert par le chef des pompiers (Steve McQueen) lorsque la tour prend feu et qu’il faut sauver les VIP du 135e étage. Il retrousse les manches et après un incendie épique, il se jure qu’on ne l’y reprendra plus. Vraiment ? Dès les années 70, ce film-catastrophe lançait le débat autour de la pertinence des tours. C’est le même aujourd’hui, quasiment dans les mêmes termes.
Jean-Pierre Bacri, ou l’architecte à la mauvaise conscience (Mort un dimanche de pluie, 1986, Joel Santoni)
Dans ce slasher à la française, l’architecte est celui par qui le scandale arrive : accusé d’être responsable de l’accident de chantier qui a causé la mort de sept personnes. Et cause du handicap de l’inquiétant jardinier qu’il s’apprête à embaucher, avec son épouse. A la fois drame domestique, thriller horrifique et conte gothique, Mort un dimanche de pluie déploie la figure d’un architecte en pleine crise, en proie à des accès de mauvaise conscience, sommé de défendre sa famille face à un couple sadique ivre de vengeance, dans le cadre d’une très grande maison d’architecte aux parois de verre, soumise à une interminable averse. Rare tentative de film de genre à la française, servie par un casting de luxe (Jean-Pierre Bacri, Nicole Garcia, Jean-Pierre Bisson, Dominique Lavanant).
Brian Dennehy, ou l’architecte ventripotent aux portes de la mort (Le Ventre de l’architecte, 1986, Peter Greenaway)
Stourley Kracklite, un architecte américain, est convié à Rome pour superviser une exposition consacrée à l’architecte français Étienne-Louis Boullée. Rapidement, il comprend qu’un certain Caspasian Speckler manœuvre dans son dos, cherchant à lui ravir son projet tout en séduisant sa femme, Louisa. Peu à peu, les monuments de Rome deviennent pour Kracklite un labyrinthe de marbre oppressant, tandis que d’insoutenables douleurs abdominales le rongent. Désemparé, il erre dans la ville, voyant peu à peu son emprise sur les événements lui échapper. Le spectateur partage son agonie, ressentant presque physiquement ses tourments. Entre la partition obsédante de Wim Mertens et la présence fantomatique de Boullée, figure centrale et obsessionnelle, ce film s’impose comme une expérience fascinante et troublante, organique et physique, au plus près des affres de la création architecturale.
Jeremy Irons, ou l’architecte quasi divin (High Rise, 2015, Ben Weathley)
Anthony Royal domine de sa superbe son œuvre : une tour de 40 étages dont la vie quotidienne des habitants s’organise selon une répartition et un schéma social censés créer l’harmonie : les moins fortunés, artistes ou cinéastes, habitent les étages inférieurs tandis que les nantis occupent les étages les plus élevés. Adapté d’un roman de J.G.Balard, le film décrit une tour régie par les principes que Le Corbusier a appliqués en 1947 à la Cité Radieuse de Marseille. Sauf qu’ici, ces principes censés simplifier et harmoniser les relations humaines volent rapidement en éclat : la jalousie et l’ambition dérèglent l’agencement ordonné du lieu. Avec morgue et orgueil, l’architecte Anthony Royal adopte une posture presque déiste sur ce petit monde qu’il a créé et qu’il dirige d’une main de maître. Mais face aux événements dont il est lui-même l’un des instigateurs il ne pourra qu’assister, impuissant, à l’échec de son projet social.
Adam Driver, ou l’architecte utopiste humaniste et mégalomane (Megalopolis, 2024, Francis Ford Coppola)
Enfin, tout récemment, avec César Catalina, Francis Coppola livre une vision de l’architecte en sur-homme prêt à défier les lois réglementaires, les lois physiques et les lois temporelles. Parce qu’il a mis au point un matériau miraculeux, le Megalon, qui lui a valu le prix Nobel de physique, le projet de Catalina le pousse à s’opposer au maire de la ville pour raser les logements sociaux situés au cœur de la ville afin de bâtir sa cité idéale, Mégalopolis. Démiurge ou visionnaire ? Le film ne tranche pas, même s’il penche résolument en faveur de la figure de l’architecte, représentation à peine voilée de Coppola lui-même en génie incompris.
Adrian Brody, ou l’architecte rescapé des camps de la mort (The Brutalist, 2024, Brady Corbet)
Laszlo Toth, architecte juif hongrois et rescapé de Buchenwald, arrive à New York en 1947. Accueilli par son cousin à Philadelphie, il est rapidement rejeté après un chantier raté. Déchu et en proie à la misère, il est finalement engagé par un millionnaire pour bâtir un institut en mémoire de sa mère. Il se consacre entièrement à son œuvre, refusant tout compromis malgré l’antisémitisme et la condescendance ambiants. Le film explore le brutalisme architectural, magnifiant le béton brut et la lumière, en s’inspirant des figures de Marcel Breuer et du Corbusier. À travers des séquences immersives, il raconte l’édification du bâtiment, symbole du calvaire de Laszlo et de son peuple.
Mais le troisième film du cinéaste, dont aucun film n’était jusque-là sorti en salles en France, ne se limite pas au portrait d’un homme : il esquisse l’envers du rêve américain et résonne avec les tensions contemporaines. La mise en scène virtuose (35 mm, en format VistaVision), la bande-son percutante et la performance d’Adrien Brody en font d’ores et déjà un classique du cinéma américain.
Travis Brickle
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