vendredi 14 septembre 2018

Superman : un rêve et un cauchemar américains

A lire : Les pionniers des comics américains sont aujourd'hui célébrés. Stan Lee est devenu une icône, grâce notamment aux adaptations au cinéma des personnages qu'il a créés ou co-créés. Mais si le fameux "Stan Lee présente" a depuis longtemps accompagné les parutions Marvel, il n'en a pas été de même pour tous les artistes. Illustration avec Joe Shuster Un rêve américain, un superbe roman graphique consacré à l'un des inventeurs de Superman.



A New York, dans les années 70, un policier réveille un vieux monsieur endormi sur un banc. Cela fait quelques jours que ce petit papy aux grosses lunettes et au manteau rapiécé erre dans les rues, sans avoir même mangé. Emu par son sort, le policier lui offre un repas dans un diner. Et découvre, stupéfait, que celui qu'il prenait pour un SDF s'appelle Joe Shuster et qu'il est en fait le premier dessinateur de Superman. Le vieil homme déroule alors le fil de sa vie... Et quelle vie que la sienne !

Joe Shuster Un rêve américain (édition originale)

La mère de Shuster est une Russe de confession juive, qui décide d'émigrer en Amérique pour fuir les pogroms qui se multiplient dans son pays. Aux Pays-Bas, juste avant d'embarquer pour le Nouveau Monde, sa soeur et elle rencontrent deux frères qui deviendront leurs maris respectifs. Le quatuor s'installe alors à Toronto puis à Cleveland, dans des quartiers où de nombreux Juifs d'Europe centrale ont élu domicile. Le petit Joe grandit dans un environnement où l'anglais se mêle au yiddish. Sa grande passion, ce sont les comic strips imprimés dans les journaux, qui lui donnent bientôt l'envie de se mettre au dessin. Doté d'un bon coup de crayon, Joe met son don au service du journal du lycée. C'est là qu'il fait la rencontre de Jerry Siegel, lui aussi fils d'immigrés juifs. Les compères se découvrent une passion commune pour la BD et la science fiction. Jerry invente des histoires, Joe les met en images. Personnages comiques, détectives, justiciers... le duo multiplie les créations, qu'il tente de soumettre à des éditeurs. Sans beaucoup de succès.

Joe Shuster Un rêve américain (édition originale)

Et puis, un matin de 1932, Jerry court chez Joe. Encore en pyjama, il n'a pas dormi de la nuit : il a eu l'idée d'un personnage doté de pouvoirs surhumains, une sorte de Moïse à la force herculéenne. Superman est né. Les premières planches retiennent l'attention d'un éditeur de comics new-yorkais. Après avoir acquis les droits d'auteur du super-héros pour une bouchée de pain auprès de ces deux gamins, Detective Comics publie une aventure de Superman dans le recueil Action Comics en juin 1938. Succès phénoménal. Le super-héros obtient bientôt sa propre publication. Les kids en raffolent. Shuster et Siegel, âgés de 24 ans, voient leur vie radicalement changer : finies les galères pour toucher quelques dizaines de dollars. Ils emménagent à New York et travaillent d'arrache-pied. Mais très vite, Jerry Siegel estime qu'ils sont lésés dans le partage des immenses bénéfices que rapporte leur créature. Dès lors, ils engagent un bras de fer avec leur éditeur pour récupérer leurs droits. 

Innocence et injustice

Comme le montre un cahier bonus passionnant, Julian Voloj, le scénariste de Joe Shuster Un rêve américain, a mené des recherches minutieuses pour relater les événements contenus dans ce roman graphique. Chaque case a été pensée puis conçue en s'appuyant sur des sources fiables. Pour autant, Voloj ne commet pas l'erreur d'écrire une thèse, il signe au contraire un récit très vivant qui raconte autant la création d'une icône de la pop culture que l'invention d'un genre (les super-héros) et d'une industrie, celle de la bande-dessinée. Mais surtout, Voloj ne perd pas une seconde ses "personnages" dont il nous fait partager les rêves, les joies, les drames et les injustices. Shuster et Siegel nous apparaissent comme des héros bien ordinaires, sans super-pouvoirs pour affronter un milieu sans pitié pour les artistes. 

Joe Shuster Un rêve américain (édition originale)


Ce récit poignant d'une vie - qui avait déjà inspirée le romancier Michael Chabon avec Les Extraordinaires Aventures de Kavalier & Clay (Prix Pulitzer en 2001) - est magnifiquement illustré par Thomas Campi (découvrez son site). L'artiste italien choisit de représenter la fin de vie de Shuster via des dessins encrés tandis que le long flashback constituant l'essentiel de l'album est illustré uniquement au pinceau. Chaque case est un petit tableau qui évoque les oeuvres d'Edward Hopper et de Norman Rockwell mais aussi de Shuster. Le classicisme n'est qu'apparent : la mise en page est pleine d'inventivité et les couleurs sont constellées ici ou là de taches de peintures qui évoquent le passage du temps.

Edité avec beaucoup de soin par Urban Comics, Joe Shuster Un rêve américain est un album émouvant, débordant de poésie et de délicatesse. Il plaira autant aux fans de comics qu'aux amateurs de romans graphiques ambitieux.

Anderton

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