Inédit en salles depuis sa sortie en 1984, Daniel sort des limbes. Méconnu en raison de son échec commercial en plein reaganisme triomphant et de sa faible postérité, le film de Sidney Lumet, tourné entre Verdict (1982) avec Paul Newman et A la recherche de Garbo (1984), avec Anne Bancroft, constitue un jalon majeur de sa filmographie. Et du cinéma américain. La preuve par six.
Son histoire : curieusement, le sujet a rarement été traité à l’écran. L’affaire Rosenberg avait pourtant défrayé la chronique, notamment en France. Dans l’Amérique en proie au maccarthysme, un couple de militants juifs communistes américains est accusé d’espionnage au profit de l’Union soviétique, jugé à la va-vite, condamné et exécuté par chaise électrique en 1953. Occasion pour le réalisateur de Douze hommes en colère de brocarder la parodie de justice, et surtout de dénoncer la peine de mort en quelques plans, d’une rigueur implacable, sans pathos, et sans équivoque.
Son humanisme : il ne traiterait que du cas Rosenberg que le film en serait passionnant. Mais il l’est d’autant plus en raison du traitement humaniste que Sidney Lumet et son co-scénariste EL. Doctorow, co-également auteur du roman initial Le Livre de Daniel et Ragtime, adapté au cinéma par Milos Forman en 1981, lui ont prescrit. Plutôt que de s’attacher à la figure des parents, il se concentre sur celle des enfants, avec pour seule et universelle question : "Qui paie le prix des passions et des engagements des parents ?".
Son scénario : Daniel reste l’une des narrations le plus sophistiquées du cinéma de Lumet. En procédant par allers-retours entre le passé des parents – les années 40 et 50 – et le présent de leurs enfant Daniel et Susan – la fin des années 60 – le réalisateur instille des parallèles, des résonnances et des différences entre les comportements générationnels. Individuels, et collectifs. Politiques et intimes. Ce n’en est que plus bouleversant, d’autant qu’il joue des raccords de montage entre les différentes époques, pour mieux souligner le poids du destin et de la politique sur la famille Isaacson. Nul étonnement à ce que Sidney Lumet cite à de nombreuses reprises le film dans son recueil Faire un film au chapitre scénario. "Ce film reste pour moi l’un des meilleurs que j’ai jamais faits", écrit-il.
Sa réalisation : Au-delà de son double aspect temporel, le film introduit une troisième strate temporelle, indéfinie dans le temps, constituée de gros plans sur le visage de Daniel sur fond noir, tenant des propos sur l’électricité, la justice et la peine de mort. Comme une conscience surplombante à la narration. Comme si elle incarnait le devenir adulte de Daniel. Ce qui ajoute à la force et la vigueur d’une réalisation d’un cinéaste que l’on trop vite taxé d’académisme. Là, avec Daniel, Lumet atteint des sommets. D’autant qu’il a su s’accompagner de son fidèle chef opérateur Andrzej Bartkowiak à la lumière pour jouer sur les contrastes entre tonalités sépias liées au passé, et bleu métalliques liées au présent. Non par coquetterie, mais pour souligner par contraste la brutalité du passé avec les souvenirs qu’en ont les enfants, et la froide désillusion du quotidien des enfants devenus adultes. Tonalités qui se fondent au fur et à mesure que le film avance et converge chronologiquement vers la fin des années 60. Du très grand art.
Son interprétation : Timothy Hutton, alors jeune premier auréolé de son Oscar pour Des gens comme les autres, le drame familial de Robert Redford, incarne idéalement dans le rôle de Daniel, trop jeune pour porter le poids des illusions politiques de ses aînés, trop alourdi par son passé pour s’inscrire dans l’allégresse des mouvements contestataires de la fin des années 60. Il retrouvera le cinéaste cinq ans plus tard, aux côtés de Nick Nolte dans Contre-enquête. A ses côtés, Amanda Plummer (Fisher King) incarne en quelques images, de manière indélébile sa sœur Susan, mater dolorosa de la politique, marquée à jamais par l’engagement et la condamnation de ses parents. Jusqu’à la folie. C’est l’occasion de retrouver des seconds rôles accéder des rôles intenses et habités, tels Edward Asner, Lindsay Crouse ou Mandy Patinkin.
Pour sa musique : "Pour la première fois et dernière fois, j’ai choisi une musique préexistante", écrit Lumet dans son ouvrage Faire un film. En l’occurrence, des enregistrements de Paul Robeson, chanteur afro-américain, critique de la ségrégation raciale, et proche du parti communiste américain. Son passeport lui fut retiré pendant le maccarthysme. Ses gospels à teneur biblique résonnent ainsi en parfaite harmonie avec le film, comme le jazz strident de Quincy Jones hantait la conscience de Rod Steiger dans Le Prêteur sur gages.
Pour sa gémellité : Des parents activistes engagés dans l’action politique, des enfants livrés à eux-mêmes désireux de se frayer un destin, des pics d’émotion et de réflexion, un adolescent au prénom similaire (là, Daniel ; ici, Danny) : nul doute, Daniel est le grand frère, mal-aimé, de A bout de course, (1989), le chef d’œuvre de Sidney Lumet avec River Phoenix. Si l’un et l’autre s’achèvent sur un plaidoyer pour l’ouverture au monde, Daniel, pourtant d’humeur sombre, reste optimiste sur les vertus de transmission d’une action collective, tandis que A bout de course, lui, d’humeur solaire, dénote par son horizon final marqué par l’absence de combat collectif, au profit d’une rébellion salvatrice et individuelle. Gageons qu’à l’instar de A bout de course, peu vu à sa sortie et objet depuis d’un véritable culte, Daniel connaîtra le même destin.
Travis Bickle
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