Les journaux télévisés les réduisent à des masses, pour ne pas dire des hordes ; les administrations, à des statistiques. Les migrants focalisent toutes les peurs, toutes les haines. Dans L'Echappée (Drift), actuellement au cinéma, le cinéaste singapourien Anthony Chen s'intéresse à l'une d'entre eux, exilée en Grèce, pour raconter son histoire avec sensibilité et loin des sentiers battus.
Jacqueline arpente une plage bondée de touristes qui la remarquent à peine. Son pas est décidé, son visage inquiet. Ce plan laisse entrevoir l'état d'esprit de la jeune femme, toujours en mouvement, pour échapper à la foule, à la police, à ses congénères africains qui vendent des babioles, à la faim qui la tiraille. Elle marche aussi, et on le comprendra grâce à des flashbacks, pour échapper à son passé, qui la traumatise et la hante. On imagine d'emblée une vie miséreuse dans son pays d'origine puis une fuite à travers les frontières jusqu'aux rivages européens. Il n'en est rien. A un touriste qui lui demande comment elle s'est retrouvée sur cette île grecque, Jacqueline répond : "Comme tout le monde, en avion et en ferry". Son accent britannique interpelle également. Le spectateur comprend vite qu'il va devoir s'affranchir de ses idées reçues.
Caméra d'or pour Ilo Ilo au Festival de Cannes 2013, Anthony Chen réussit à la fois à nous plonger dans le quotidien d'une paria, qui doit se débrouiller pour manger, dormir dans un lieu sûr, se laver, bref garder sa dignité, et à raconter l'histoire d'une individualité, dont le destin n'est pas celui des autres migrants, n'en déplaise aux amateurs de raccourcis. Progressivement, le passé de Jacqueline se révèle à nos yeux : cette jeune femme de l'élite libérienne a vécu à Londres puis est retournée dans son pays. C'est alors que sa vie a basculé. L'échappée (un beau titre qui évoque autant le statut de l'héroïne que sa démarche) est une rescapée. Sa rencontre avec une guide touristique d'origine américaine lui permettra de sortir de son silence et de sa solitude pour dire ce qui la ronge, dans une scène à la fois simple et bouleversante. Il s'avère que la guide est elle aussi en fuite et porte en elle une blessure qu'elle tente de réparer loin de son New York natal.
Deux naufragées
Coproduction franco-britannico-grecque, le film brosse deux beaux portraits de femmes, qui vont se trouver, se soutenir, s'aimer peut-être - Anthony Chen aborde leur relation avec une grande sensibilité qui interdit toute conclusion définitive, et c'est tant mieux ! Cynthia Erivo fait passer les souffrances de Jacqueline sur son visage, avec beaucoup de nuances. Cheveux courts, vêtements informes, la comédienne (et chanteuse) britannique ne cherche jamais à atténuer la condition de son personnage : elle l'incarne crûment, corps et âme. C'est le genre de prestation sans esbrouffe qui contribue à rendre une histoire crédible et un personnage vivant. Dans le rôle de la guide, une femme dont le visage constellé de tâches de rousseur nous dit quelque chose. Mais oui, c'est Alia Shawkat, géniale Maeby Fünke dans la série culte Arrested Development. Son grand sourire et la liberté de son personnage sont autant de rayons de soleil dans le quotidien de Jacqueline. Mais tout le talent d'Alia Shawkat, c'est aussi de faire surgir des ombres sur cette personnalité radieuse et généreuse, qui n'abandonne jamais Jacqueline même quand celle-ci cherche à lui échapper encore et encore.
La caméra de Chen et la belle photo de Crystel Fournier mettent en valeur les paysages de la Grèce. Plus que les plages bondées et les ruelles tranquilles, ce sont ses ruines (un site antique, une maison abandonnée) qui servent de refuges à Jacqueline. Elles traduisent également l'état d'une personnalité brisée qui sera amenée à se reconstruire. Dans une démarche quasi platonicienne, l'héroïne devra sortir de la caverne, où elle se cache au bord de la mer, pour rejoindre la société dont elle s'est exclue. Joli travail sur les couleurs : les bleus de la Méditerranée et de la Grèce, auquel répond la tenue de Jacqueline ; le rouge flamboyant de son écharpe, qui évoque à la fois la violence de ce qu'elle a vécu mais aussi la vitalité d'un être qui n'a pas perdu tout espoir. C'est d'ailleurs grâce à cette étoffe devenue étendard que la guide retrouvera l'échappée. Enfin, cette mer, à la fois menaçante et lointaine tout au long du film, permet au duo de se purifier et se reconstruire. Ultime pied de nez aux reportages qui font de la Méditerranée un mouroir pour les désespérés.
Découvrez notre interview : le Festival de Cannes selon Anthony Chen
Anderton
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