vendredi 9 novembre 2018

Ennio Morricone et Michel Legrand se racontent

A lire : Alors que la musique de film est actuellement célébrée au Festival de La Baule, deux grands compositeurs se racontent dans des livres très différents mais passionnants : Ennio Morricone et Michel Legrand. Ouvrez grand les yeux et les oreilles.



Michel Legrand : J'ai le regret de vous dire oui (Fayard)

Les Parapluies de Cherbourg, Les Demoiselles de Rochefort, L'Affaire Thomas Crown, L'été 42... Les mélodies de Michel Legrand accompagnent des générations de cinéphiles. Au-delà du grand écran, le grand Michel a également marqué de son empreinte le jazz, la chanson ainsi que la musique symphonique. Une carrière riche au sein d'une vie bien remplie, sur lesquelles il revient avec sincérité et générosité. Ce n'est pas la première fois d'ailleurs : en 2013, il avait signé Rien n'est grave dans les aigus, des mémoires rédigées avec l'aide de Stéphane Lerouge, spécialiste de la musique de films (il a notamment conçu la collection Ecoutez le cinéma ! chez Universal Music). Le duo s'est reformé pour cet ouvrage foisonnant, organisé en chapitres qui n'ont rien de chronologique. Et c'est mieux ainsi. On entend presque la voix chantante de Legrand égrainer ses souvenirs, d'une époque à l'autre, multipliant anecdotes, confidences et digressions. On retrouve sa fougue et sa passion dans une écriture vivante, jazzy !


J'adore ce concert de Michel Legrand au Montreal Jazz Festival de 2001 : je vous recommande
les extraits disponibles sur YouTube.

Legrand raconte sa jeunesse pendant la guerre, entre un père musicien peu présent et pas regardant quand il s'agissait d'amuser les Allemands, et une mère peu affectueuse mais qui portait le foyer à bout de bras. Le petit Michel s'essaie au piano : il est doué. Direction le Conservatoire où il suit les cours de Nadia Boulanger, une professeur exigeante qui lui apprend tout. Le voici musicien accompli, arrangeur, orchestrateur, compositeur. La découverte du jazz est un choc. Le bonhomme oscillera désormais entre le classique et l'impro, la chanson française et la musique de film, les sanglots longs des violons et les rires éclatants des cuivres. De Maurice Chevalier à Miles Davis, on s'arrache ce jeune touche-à-tout qui travaille vite et bien. Il y en a des belles rencontres... Jacques Demy, son frère, avec qui il réinvente la comédie musicale ; Claude Nougaro, que l'ivresse rendait génial, et Stan Getz, que la dope rendait pitoyable ; Barbra Streisand et Sarah Vaughan, qui lui font don de leurs voix sans pareil ; Stéphane Grapelli, violoniste virtuose qui interrompait tout pour regarder Questions pour un champion ; John Williams, le confrère apprécié ; Michael Jackson, qui se rend incognito à Paris pour assister à une représentation d'une comédie musicale signée Legrand et finira la soirée en faisant la bise à Ginette Garcin ! 


L'auteur des Moulins de mon coeur fait des allers-retours dans sa vie, s'exaltant sur des collaborations magiques, balançant quelques piques jamais bien méchantes, n'omettant ni ses déceptions ni ses échecs. Plus grave, il raconte comment, au sommet de la gloire, alors installé à Hollywood, il est frappé par une grave dépression associée à un burn out. Il manque d'y passer... Et surtout, il détaille tout au long du livre sa grande histoire d'amour avec Macha Méril. Un amour contrarié pendant plusieurs décennies jusqu'à leur récent mariage. Le bonheur à plus de 80 ans. J'ai la joie de vous dire que J'ai le regret de vous dire oui est un livre qu'on dévore avec délectation.

Ennio Morricone : Ma musique, ma vie (Séguier)

Autre génie, autre style. L'ouvrage consiste en un long entretien entre Il Maestro et Alessandro De Rosa, un jeune compositeur italien avec lequel il est devenu ami. A l'opposé du fougueux Legrand, Morricone est un cérébral. La discussion débute d'ailleurs par l'évocation des échecs, sa grande passion qui lui a autant servi dans ses compositions qu'elle aurait pu le détourner de la musique. Fils de musicien, Ennio débute sa carrière comme arrangeur et orchestrateur. Il compose quelques chansons avant de signer sa première B.O.F. en 1961. 



Ennio Morricone passe en revue ses collaborations avec la crème des cinéastes : Pasolini, qui lui laisse une liberté absolue ; Almodovar, dont il ne sait pas s'il a aimé sa musique pour Attache-moi ; Carpenter, qui n'utilise qu'une seule de ses créations pour The Thing (une mauvaise expérience) ; De Palma, qui se met à pleurer, bientôt imité par Morricone, lorsqu'il avoue qu'il ne mérite pas la somptueuse musique pour Mission to Mars ; Petri, qui lui fait une blague en lui projetant son film avec des vieux morceaux de Morricone au lieu de ceux qu'il a composés spécialement ; Eastwood, avec lequel il refuse de travailler par respect pour Leone... Il est aussi question des frères Taviani, trop dirigistes, avec lesquels il se fâche ("Demander, d'accord mais exiger, non !"), de Terrence Malick, Bernardo Bertolucci, de son cher Giuseppe Tornatore (qu'il surnomme affectueusement Peppucio) et auprès duquel il indique avoir beaucoup appris... Il revient sur ses relations avec Tarantino, dont il a toujours apprécié le cinéma mais dont il ne comprend pas l'approche musicale. Et regrette de ne pas avoir pu travailler avec Kubrick sur Orange mécanique (il avait pris du retard sur Il était une fois la révolution). En revanche, ses rapports avec les cinéastes français (Verneuil, Lautner, Boisset, Labro...) sont passées sous silence ou évoquées à la marge.



Et surtout, il y a Sergio Leone. Lors de leur première rencontre en 1964, Morricone se rend compte qu'ils s'étaient connus à l'école primaire ! Leur relation allait "de l'harmonie totale aux disputes les plus terribles". Car Leone voulait tout diriger, demandant à Morricone de rester en cabine d'enregistrement avec lui pour qu'il puisse lui indiquer les changements à communiquer au chef d'orchestre. Ensemble, ils révolutionnent le western. Pour certains films, Morricone enregistre même le thème que Leone diffuse pendant le tournage pour inspirer les acteurs ou lui permettre de réaliser la mise en scène appropriée. C'est notamment le cas pour une scène d'Il était une fois dans l'Ouest, quand Jill (Claudia Cardinale) arrive en ville. Une scène dont Kubrick a demandé le secret à Leone.



"Dans toute ma carrière, on compte 36 westerns, c'est-à-dire environ 8% de ma production totale. Mais la majorité des gens, tout le monde pour ainsi dire, ne me connaît que pour ce genre", se lamente le compositeur. Reste que la disparition de Leone le bouleverse. Au-delà des anecdotes, Morricone aborde dans l'ouvrage sa manière de travailler, rend hommage à son épouse (sa première auditrice) et aux musiciens qui ont contribué aux succès de ses morceaux, analyse le rôle d'un thème à l'écran et plus généralement le rapport entre image et musique. Les discussions sont parfois "techniques", avec extraits de partitions à la clé (de sol !). Les lecteurs musiciens seront aux anges, sans que les profanes (comme moi) se sentent largués. Et les cinéphiles exulteront à la lecture de ce dialogue permettant de revisiter des films chers à leur coeur.

Anderton 

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