vendredi 31 mars 2017

"Georgia touche encore plus en tant qu'humain qu'en tant que cinéphile" - INTERVIEW

En DVD : Georgia enfin en DVD en zone 2, c’est un événement ! Retour sur ce film phare d’Arthur Penn, fresque amicale désenchanté sur l’Amérique de l’après-guerre jusqu’à la contestation de la fin des années 60. Conversation avec Antoine Sire, auteur de Hollywood, la cité des femmes, et qui en tant que fan et spécialiste de Georgia (Four Friends, 1982) intervient dans les bonus de l’édition DVD concoctée par Rimini.



Cineblogywood : Qu’est-ce qui vous fascine tant dans ce film ?
Antoine Sire
: Ce qui est formidable, c’est que Georgia synthétise le double apport d’Arthur Penn à la réalisation et Steve Tesich au scénario. Ils ont donné le meilleur d’eux-mêmes. Arthur Penn y a insufflé son sens de l’histoire, sous la forme d’une chronique de l’Amérique. D’où la puissance historique de la retranscription des années Kennedy. Et Steve Tesich y a apporté son récit autobiographique, la destinée d’un immigré yougoslave qui croit profondément au rêve américain, qui passera à côté de beaucoup de choses. Car ce que raconte le film, c’est que le rêve américain se donne complètement à des personnes au caractère exceptionnel. Le héros est de bonne volonté, mais ce n’est pas une personne de force de caractère exceptionnel. Pour des gens idéalistes, sensibles, qui maîtrisent difficilement la brutalité de ce rêve américain, c’est un peu une chimère. En même temps, le film est revigorant et optimiste. Mais c’est d’abord et avant tout une peinture violente du rêve américain. Avec des éléments initiatiques et amoureux. Tout cela donne une fresque d’une extraordinaire justesse. Les personnages qui se confrontent au rêve américain ne sont pas des êtres exceptionnels, comme Billy le Kid, le général Custer ou Bonnie et Clyde. C’est un film bouleversant. J’ai une vraie passion pour ce film, comme beaucoup de gens.
 
Qui est Steve Tesich ?
Steve Tesich est issu d’un milieu ouvrier, d’origine yougoslave. Son père travaillait dans la sidérurgie, dans les quartiers East Chicago. Le récit est ancré dans cette Amérique profonde. Steve Tesich est connu pour son roman autobiographique Karoo, mais c’est également l’inventeur du terme "post-vérité". Il avait créé ce mot dans un article de The Nation à l’époque de la première guerre du Golfe en 1991. A l’époque, on parlait de guerre propre ou de frappes chirurgicales. Il dénonçait ces termes et la présentation de la guerre comme des jeux vidéos en les qualifiant de post-vérités. C’est également le scénariste du Monde selon Garp, et de deux films très brillants sur le sport et le cyclisme, Le Prix de l’exploit, avec Kevin Costner, et La Bande des quatre, de Peter Yates, pour lequel il a eu l’Oscar du meilleur scénario. Quand j’ai vu Georgia lors de sa sortie, je ne m’étais pas aperçu de l’impact de Steve Tesich. A l’époque, il n’était pas très connu. Et je n’avais pas encore lu son roman Karoo, qui est à l’origine de sa notoriété actuelle. Sur le moment, j’ai été bouleversé par l’authenticité du film, qui vient de son caractère quasiment autobiographique.
 
Quelle est justement sa part d’autobiographie ?
Dans le film, une scène se déroule dans un cimetière, dans le carré yougoslave. C’est en réalité le cimetière où est enterré le père de Steve Tesich. Dans le film, le père ne rit jamais. L’une des obsessions du personnage principal est de faire rire son père, comme dans Price, son autre roman paru de manière posthume en France. Le fait de tomber amoureux d’une femme dont le père entretient une relation incestueuse avec cette même femme renvoie également à Price. Et dans Georgia, la confrontation entre une vision optimiste du rêve américain du fils d’immigré élevé aux Etats-Unis avec celle du père immigré venu en Amérique pour y travailler dans la sidérurgie est absolument fascinante.
 

 
En quoi est-ce également un film personnel pour Arthur Penn ?
Arthur Penn y est très critique à l’égard du rêve américain, comme on le voit dans tous ses films. En même temps, on sent une vraie foi dans le rêve américain. Dans une interview, il explique quelque chose qui résonne très fortement avec Georgia : "Il y a une vraie différence entre l’Amérique et l’Europe : en Europe, on a l’impression que quand votre jeunesse est passée, toutes les cartes sont abattues et que votre vie est sur rails qui ne peuvent changer". Georgia présente la jeunesse comme une épreuve initiatique, non comme quelque chose qui va conditionner le reste de notre vie. En plus, c’est un film dans lequel les changements de rythmes sont impressionnants : de l’intimité à la violence. Enfin, la façon dont Danilo et Georgia traversent les années en se trompant souvent de route, est absolument typique d’Arthur Penn – souvenez-vous de Little Big Man. Notons les très nombreuses allégories du changement de route qui émaillent le film. Mais le film s’achève sur des retrouvailles qui donnent une forme d’espoir aux rendez-vous manqués et aux changements de trajectoires
 
Les acteurs ne sont pas très connus...
Oui, mais ils sont très bons et très attachants. Cela donne des accents de vérité. Ca fonctionne très bien pour incarner des personnages ordinaires. Craig Wasson joue très bien Danilo, le personnage principal, un peu fragile. On le reverra dans Body Double, de Brian de palma. Et Jodi Thelen, dans le rôle-titre, en Nathalie Wood plus délurée, est excellente.

Peut-on dire que Georgia dialogue avec America, America d’Elia Kazan ou avec Le Parrain, de Francis Ford Coppola ?
Oui, mais l’effort de Penn et Tesich consiste à aller chercher des gens ordinaires. Il y a des points communs avec America, America. Mais Kazan se situe davantage dans la phase de l’immigration, alors que Penn se situe davantage du côté de l’intégration. Mais tous évoquent la problématique de l’identité, sa conservation dans le cadre américain. Le Parrain raconte l’installation d’une puissance sicilienne au sein du rêve américain.. Les Corleone sont très exceptionnels, très spéciaux ! Dans Georgia, les personnages entrent dans le rêve américain démunis, désarmés, avec une foi naïve dans le rêve américain.
 
En quoi peut-on dire qu’il s’agit du dernier film d’Arthur Penn, même s’il en a fait d’autres par la suite ?
Oui, on peut considérer qu’il s’agit de son dernier film. Arthur Penn a une importance considérable dans le cinéma américain des années 60. C’est un des piliers du Nouvel Hollywood. Quasiment tous ses films sont des succès. Pas un de ses films n’est mineur. Au début des années 70, il subit deux chocs. D’abord, il y a le Watergate. Malgré son esprit critique, il croyait au rêve américain. Et le Watergate agit comme un révélateur. Et puis, en 1972, il fait partie des réalisateurs appelés aux J.O. de Munich. Il y vit de près le massacre des sportifs israéliens. Deux événements marquants qui l’éloignent de la création. Dans les années 70, il ne tourne que La Fugue, ce polar sombre et dépressif, avec Gene Hackman ; Missouri Breaks, une vision audacieuse et pessimiste du Far West. Il essaie d’en monter quelques-uns – Altered States – jusqu’à Georgia. Dont il est l’un des producteurs, car il se méfiait des Majors.
 
Pourquoi Georgia a-t-il mis autant de temps pour ré-émerger ?
Georgia est passé dans un trou noir parce que c’est un film qui touche encore plus en tant qu’humain qu’en tant que cinéphile. Je le compare à Nos meilleures années, de Marco Tullio Giordana. On sort de ces films profondément remués. Georgia est un peu à part dans la filmographie d’Arthur Penn. Habituellement, il nous surprend formellement. Or on ne peut pas dire que Georgia soit surprenant d’un point de vue formel. Mais c’est extraordinairement réussi d’un point de vue romanesque et émotionnel. C’est aussi le dernier film de Ghislain Cloquet, le chef op français de Jacques Demy et de Tess, de Polanski. Penn lui avait demandé de faire en sorte que les couleurs de la pellicule reflètent chacune des époques que traverse le film, des années 50 à la fin des années 60. Steve Tesich a également travaillé ses dialogues en fonction des expressions de l’époque. Enfin, il faut citer la bande-son, avec les airs de Ray Charles. Georgia est le film de mes années d’étudiant. Le film a constitué un véritable choc : je l’ai vu trois fois à l’époque en salles. J’ai dû le voir au total une quinzaine de fois, VHS et DVD compris.
 
Travis Bickle

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