A lire : Trop souvent réduit à une grande gueule toujours en colère, quand il n'est pas injustement accusé d'être raciste, Spike Lee est un cinéaste qui n'est pas reconnu à sa juste valeur. Dans un excellent livre intitulé Spike Lee un cinéaste controversé, Régis Dubois vient remettre les pendules à l'heure. Et lancer un tonitruant : "Wake Up !" à la face des critiques et cinéphiles. Interview.
Cineblogywood : Avec cet ouvrage, on sent que vous avez souhaité remettre au premier plan le cinéaste, trop souvent éclipsé par sa propre personnalité, ses coups de gueule et les polémiques. Quelle est donc la place de Spike Lee dans le cinéma américain ?
Régis Dubois : Spike Lee a eu un rôle très important – et sous-estimé – dans l’histoire récente du cinéma américain. D'une part, il a participé comme Jim Jarmush, Steven Soderbergh et quelques autres à l’émergence du cinéma indépendant US de la fin des années 80 qui a permis à des gens comme Tarantino d’exister. D'autre part, il a lancé à lui tout seul le cinéma new jack afro-américain des années 90 en prouvant aux studios que les thématiques noires et hip-hop pouvaient être bankable. Enfin, dans la lignée d’un Oliver Stone, il a été un fin analyste de la société étasunienne de ces dernières décennies. Et c’est sans compter son apport esthétique très novateur au tournant des années 80-90.
Comment définiriez-vous le "style Spike Lee" ?
De bons scénarios – n’oublions pas que Lee est aussi un très bon scénariste (c’est d’ailleurs à ce titre qu’il a été oscarisé pour BlacKkKlansman)– reposant le plus souvent sur une critique sociale, des effets de styles audacieux empruntant autant à l’univers de la TV, du clip qu’à l’histoire du cinéma, et un zest de polémique car Spike Lee est aussi une "grande gueule".
Justement, du fait de ses prises de position, souvent tranchées, Spike Lee est régulièrement décrit comme un "angry black man" par certains critiques et spectateurs. Il est même parfois accusé d'être raciste. En quoi trouvez-vous ces accusations exagérées et injustes ?
C’est un peu l’enjeu de ce livre : démontrer que Lee n’est pas raciste. Le problème c’est que les critiques de cinéma, aux USA comme ici – et peut-être même encore plus en France – ne comprennent rien à la "question noire". Comme ce journaliste des Cahiers du cinéma qui demandait à Lee en 1986 pourquoi il n’y avait pas un seul Blanc dans son film Nola Darling n’en fait qu’à sa tête... Tout simplement parce qu’à l’image de la réalité, Nola ne vivait entourée que de Noirs. En fait, ce qui est intéressant avec Lee, c’est qu’il ne laisse pas indifférent. Par exemple, comme il le dit lui-même, Do the Right Thing est un "test de vérité" : soit on comprend le geste de Mookie qui déclenche l’émeute, soit on le condamne, et comme par hasard, ce sont toujours des Blancs qui ont trouvé son acte choquant. Alors que Spike, selon moi, est un grand humaniste, ce qu’il a prouvé en dénonçant par exemple l’intolérance - et l’homophobie - dans Summer of Sam.
La carrière de Spike Lee est faite de grands succès, de coups d'éclats, de bides retentissants mais aussi de traversées du désert. Il a par ailleurs abordé des genres très différents. Pour autant, peut-on parler à son égard d'une œuvre cohérente ? Si oui, quel en est le fil conducteur ?
Oui, c’est très cohérent. Comme je l’ai dit : par ses thèmes de prédilection - la communauté noire, New York, la dénonciation de l’intolérance... - et par son style semi-expérimental - il a quand même osé des choses assez étonnantes comme cette longue séquence au format anamorphosé dans Crooklyn. Mais le fait est qu’il n’a pas toujours été en phase avec son époque et aussi qu’il a quelque peu manqué d’inspiration sur la durée, notamment durant les années Obama. Sans doute a-t-il été dépassé par l’affluence des films afro de la jeune génération qui l’ont soudain rendu has been (sur le cinéma afro-américain, lire l'interview de Didier Allouch, réalisateur du documentaire Do The Right Film).
Selon vous, quel est le film de Spike Lee le plus emblématique ? Et celui qui mérite d'être (re)découvert ?
Le plus emblématique restera assurément Do The Right Thing : c’est le film d’une génération. Sinon personnellement, je me souviens avoir eu un gros choc en voyant Malcolm X au cinéma. Ce film a changé ma vie je pense. J’avais pile 20 ans et j’ai ensuite dévoré tout ce que je pouvais trouver sur Malcolm et la question noire américaine. Je ne serai sans doute pas ce que je suis – intellectuellement parlant – sans ce film. Je me souviens aussi avoir eu un gros choc à 30 ans après avoir vu en salle La 25e heure. Tellement puissant. Et en revoyant tous les films de Lee récemment, j’ai eu un gros coup de cœur sur Summer of Sam – que j’avais quelque peu sous-estimé à sa sortie en 1999 – et que je trouve esthétiquement incroyable. Mais beaucoup d’autres Spike Lee Joints valent aussi le détour.
L'indispensable livre sur Spike Lee
Auteurs de plusieurs ouvrages sur le cinéma afro-américain (entre autres), Régis Dubois a signé l'indispensable compagnon de route pour les fans de Spike Lee et ceux qui veulent mieux le connaître. Revenant sur l'engagement du cinéaste mais aussi ses coups de gueule et ses coups de sang qui lui ont souvent causé du tort, l'auteur dissipe le grand malentendu qui fait de Brother Spike un communautariste ou un haineux. Tout au contraire, Dubois montre que Lee a su rendre compte de l'incroyable diversité de la société américaine mais aussi de ses failles les plus sombres. Il a sorti les Noirs américains des rôles caricaturaux auxquels Hollywood les cantonnait, et bataillé pour faire reconnaître leurs talents devant comme derrière la caméra. La filmographie de Spike Lee est abordée par chapitres chronologiques, ce qui permet de mieux saisir le parcours d'un artiste qui a défriché de nouveaux territoires cinématographiques, imposé un regard neuf et un style novateur. Un artiste qui s'est parfois perdu, aussi. Et qui a signé des grands films au message universel qui ont trouvé un écho auprès d'un large public. Dans un style alerte, Régis Dubois apporte des analyses éclairantes et étayées. En préface, un beau texte (et un bel hommage) de Jean-Claude Barny. Un excellent ouvrage, paru aux éditions Lettmotif,
Anderton
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