En salles : Un an après son lyrique Cheval de guerre, Steven Spielberg revient déjà avec Lincoln. Bon an mal an, il intensifie le rythme de ses productions, ainsi que celui de leur qualité. Car Lincoln ne déroge pas à la règle : masterpiece pour un master Président !
A hauteur d’homme
Mais qu’on se détrompe tout de suite : non, Lincoln n’est pas un biopic : il se concentre sur quatre mois de la vie du Président (décembre 1864-mars 1865), un moment certes crucial – celui où il fait à la fois voter l’amendement abolissant l’esclavage et cesser la guerre de Sécession, mais rien sur ses années de formation, sa jeunesse, etc. Non, Lincoln n’est pas un monument à la gloire du Président, une épopée lyrique, un panégyrique sans nuances. C’est tout le contraire, le portrait de sang et de cendres d’un homme à l’apogée de son existence, mais avec plus de 60 nuances de gris. Filmé à hauteur d’homme, Lincoln nous apparaît ainsi à l’écran pour la première fois de dos, en amorce-épaule, et en voix off.
Le mal est partout
Passionnant pour ses partis pris narratifs, Lincoln l’est encore plus quand on lui met en perspective toute la filmographie du cinéaste. Pour la première fois chez Spielberg, le mal n’est plus clairement identifié. Les Dents de la mer, Jurassic park, La Guerre des mondes ou même La Liste de Schindler nous avaient habitués à repérer des figures du mal parfois fascinantes, en tout cas bien identifiées. Là, dans ce Lincoln, le mal est partout : dans la guerre que doit livrer le Président des Etats-Unis – brèves mais saisissantes reconstitutions de combats entre Unionistes et Confédérés, dans la boue, la pluie et le sang ; dans le combat – parfois douteux ! - qu’il mène à la Chambre des représentants pour arracher et acheter quelques voix à son opposition démocrate qui lui permettront de faire passer le 13ème amendement ; dans son couple, malmené par les choix de vie publique qu’il a imposés à son épouse, et à un de ses fils, décédé lors des combats ; dans sa chair : noueux, tortueux, son corps semble hors du temps et vieillir en accéléré, à mesure que les mois passent. Au point que son assassinat est purement éludé, pour être représenté dans une iconographie quasi-chrétienne, tel un Christ de souffrance à sa descente de croix.
Fructueuse collaboration Kaminski-Spielberg
D’où le formidable travail de Janusz Kaminski à la lumière : sombre, parfois à contre-jour, dominée par des tonalités grises et nocturnes, elle accentue la tonalité funèbre et crépusculaire que donne Spielberg à son évocation du Président. C’est tout le talent de Spielberg que de s’être adjoint les services de ce chef op : de Minority Report à Lincoln, en passant Arrête-moi si tu peux ou La Guerre des mondes, leur travail commun est exemplaire. La texture lumineuse qu’ils imposent à chacune de leurs productions est exemplaire. Exemplaire d’une collaboration. Exemplaire du rôle de la lumière qu’accorde Spielberg à chacune de ses œuvres, aussi différentes soient-elles. Enfin, exemplaire de ce qu’elle devrait être, même dans les blockbusters.
La politique comme art de la parole…
Et puis, la politique étant un art de la parole, pas étonnant que Spielberg ait porté une attention toute particulière aux dialogues. Denses, maîtrisés, habités, signés du dramaturge Tony Kushner, auteur de la pièce sur le Sida Angels in America, ils rappellent ceux de Munich, déjà signés Kushner. Et pourront décevoir ceux qui affectionnent Spielberg comme cinéaste de films d’action. Ici, l’action avance grâce au pouvoir de persuasion des protagonistes.
….et affaire de symbole
Et comme la politique est affaire de symbole, Spielberg s’est également adjoint les services de Rick Carter pour donner une texture de véracité aux décors. Tourné à Richmond en Virginie, les intérieurs ont été minutieusement reconstitués. D’où l’impression tenace de vivre au milieu du fatras du bureau de Lincoln, ou de déambuler avec facilité dans les allées de la Chambre des représentants.
Casting ébouriffant dominé par DDL en sourdine
Enfin, un casting pléthorique, pour un film choral. Certes, Daniel Day Lewis, sous les traits de Lincoln, domine l’ensemble, mais le scénario laisse la part belle à son équipe, et à ses opposants. D’où un casting ébouriffant : outre DDL, au-delà de tout éloge – oubliez le côté hystérique, et venez admirer sa composition en sourdine d’homme chuchotant, parfois colérique, totalement habité par son idéal, au point d’en sacrifier ses proches, et son corps…Bravo, maestro ! – un casting inoui – la revenante Sally Field, ex-star des 70’s, David Strathairn, James Spader, Jackie Earle Haley, Tim Blake Nelson, le vétéran Hal Holbrook, et surtout Tommy Lee Jones, en vieux roublard rompu aux manœuvres politiciennes, et que l’on découvre finalement habité par une juste cause. Un bémol : la légère contre-performance de Joseph Gordon-Levitt, dans le rôle d’un des fils du Président.
Bref, un film lugubre, funèbre, qui tira sa majesté de la puissance de l’interprétation, de la souveraineté de la mise en scène, de l’intelligence de ses dialogues et de sa narration, et de la qualité du casting. Sur le même sujet, oubliez donc les laborieux Amistad ou La Couleur pourpre pour leur préférer ce magnifique portrait en 60 nuances de gris.
Travis Brickle
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