lundi 21 mars 2016

L’Année du dragon : "Une mosaïque extrêmement riche" - INTERVIEW

En DVD et Blu-ray : L’Année du Dragon est sorti dans une magnifique édition vidéo signée Carlotta. L'occasion de revenir sur le chef-d'oeuvre de Michael Cimino avec le critique et scénariste Laurent Vachaud.



Cineblogywood : Comment as-tu découvert L’Année du Dragon ?

Laurent Vachaud : C’est le deuxième film de Cimino que j’avais vu en salles à sa sortie en 1985. J’avais vu Voyage au bout de l’enfer et Heaven’s Gate était invisible à l’époque en version intégrale. J’ai donc reçu L’Année du Dragon comme une sorte de prolongement de Voyage au bout de l’enfer. Les deux films travaillent les thématiques de l’enlisement américain au Vietnam, de la mauvaise conscience, autour d’un personnage, Stanley White, qui est un vétéran, prolongement du personnage joué par De Niro dans Voyage avec sa dose de mauvaise conscience et de racisme.

D’ailleurs, le film avait soulevé des polémiques à propos de son prétendu racisme...

Oui, à l’époque, le film avait déclenché une polémique : aux Etats-Unis, on avait attribué les opinions du personnage incarné par Mickey Rourke à Michael Cimino. Or le film n’est absolument pas raciste. Par exemple, le personnage incarné par John Lone est incroyablement plus raffiné et plus séduisant que celui de Mickey Rourke, davantage rentre-dedans, vulgaire et basique. Ni le film ni la peinture des Asiatiques ne sont racistes. Le procès fait à l’époque à Cimino est totalement infondé. Autant pour Voyage au bout de l’enfer, la roulette russe inventée pour le film pour dramatiser les enjeux ne correspondait à aucune réalité historique liée à la guerre du Vietnam, autant pour L’Année du Dragon la description des Triades est très documentée, et restée inexplorée à ce jour par le cinéma américain. Du moins, je n’en ai pas le souvenir.

Tout ce qui concerne les Chinois, le fait qu’ils utilisent des gardes du corps noirs, les ségrégations au sein même des Triades, c’est extrêmement riche, on ne l’avait jamais vu. Rappelons que le film a été co-écrit par Oliver Stone, choisi parce qu’il avait fait le Vietnam. Si on lit le scénario qui fait partie des bonus de la superbe édition Carlotta, on découvre que le film commençait par la description de la récolte du pavot, jusqu’à sa transformation en héroïne, à la manière de Scorsese qui décrivait le parcours de l’argent dans Casino.

Le film est extrêmement riche d’un point de vue thématique...

On a souvent critiqué sa réalisation comme étant une succession de morceaux de bravoure. Or je ne trouve pas : pour un thriller, le fond est extrêmement dense, que ce soit à propos de l’Amérique, des rapports de classes, des rapports inter-raciaux, sur les gangsters... C’est une mosaïque extrêmement riche. L’Année du Dragon, c’est un peu Chinese Connection, tout en étant infiniment plus riche que French Connection, de Friedkin, qui a lancé cette veine du polar réaliste. On n’y retrouve jamais cette vision de la société américaine, qui remonte jusqu’à la construction des chemins de fer lors de la Conquête de l’Ouest. Cette capacité à englober toute l’histoire américaine dans un thriller, voilà qui m’a épaté. Comme si Cimino avait tout voulu dire dans la crainte de ne plus pouvoir faire de films après. Comme dans un premier film, on sent que Cimino a voulu tout y mettre. C’est ce qui en fait le prix : à chaque séquence, ça déborde d’informations, de richesses visuelles, d’inventions. Il n’a plus jamais retrouvé cette énergie dans ses films ultérieurs. J’ai reçu le film comme une claque. On y sent la rage d’un cinéaste qui souhaite retrouver son rang.

Car d’un point de vue technique, quelle énergie ! Des plans à la Dolly pourraient passer pour du Steadycam, notamment dans la discothèque. On sent une énergie comme n’en voit vraiment très peu : quelques films de Friedkin, et encore. Cimino avait vraiment l’envie de montrer qu’il était encore capable de faire du spectaculaire, qu’il n’avait rien perdu de son talent. Et ce matériau le lui permettait !

Le duo Mickey Rourke-John Lone est étonnant, non ?

Mickey Rourke était trop jeune pour le rôle, car il est censé jouer un policier de terrain, Stanley White – policier qu’on aperçoit au début de Desperate Hours : c’est le policier à qui il tord le cou quand il s’évade – par ailleurs conseiller technique pour L’Année du Dragon. Là, on a dû teindre les cheveux de Rourke en blanc. Mais il balaye toutes les réticences et arrache le morceau. Gene Hackman dans French Connection, ce n’est rien à côté de Mickey Rourke ! Avec ce film, on pouvait penser que Mickey Rourke allait devenir un excellent comédien. Malheureusement, on a vu la carrière qu’il a faite...

Bertrand Tavernier, dans 50 ans de cinéma américain, critique beaucoup le scénario de Stone car il trouve que Stanley White philosophe à voix haute et que ses propos sentent terriblement l’écriture, notamment quand il se trouve dans le loft de la journaliste et raconte son expérience du Vietnam. Ce n’est pas gênant. Au contraire, cela correspond au côté arrogant et frimeur du personnage. 

John Lone, dans un rôle diamétralement opposé, est extrêmement convaincant. Il n’avait pas encore joué dans Le Dernier Empereur. Il y a une scène que j’adore dans L’Année du Dragon : l’arrivée de John Lone en Thaïlande, avec tous les trafiquants de drogue au garde à vous. Le Sicilien, ça aurait dû être ça. Dans L’Année du Dragon, il y a tout ce qu’aurait dû avoir de réussi Le Sicilien. Rien dans Le Sicilien n’a la richesse et la complexité du personnage de John Lone dans L’Année du Dragon.


Outre la thématique du Vietnam, quels liens entretient-il avec les autres films de Cimino ? 

Le portrait du vieux parrain chinois qu’on enterre au début, puis celui de John Lone en fin de film, font penser aux photos des quatre appelés affichés lors du bal de Voyage. Et elles rappellent celle de Salvatore Giuliano dans Le Sicilien. Cimino cherche à faire dialoguer ses propres films. C’est peut-être prétentieux. Mais Cimino était en pleine possession de ses moyens. A partir d’un matériau assez basique, qui réalisé par un Stuart Rosenberg ou un Daniel Petrie aurait pu donner un polar conventionnel, on découvre un cinéaste doué d’une vraie vision, capable de transcender son matériau de base. Curieusement, c’est ce qu’il a complètement raté avec Le Sicilien, et qu’il n’a qu’imparfaitement retrouvé avec Desperate Hours et The Sunchaser

Bien que réalisé après l’échec de Heaven’s GateL’Année du Dragon a bénéficié de beaucoup de moyens, non ?

Oui, Dino de Laurentiis lui a vraiment donné tous les moyens, au point de pouvoir recréer Chinatown en studio. Dans les bonus, Cimino raconte qu’il avait montré le film à Stanley Kubrick, qui s’était dit bluffé par sa manière de filmer de Chinatown, sans se rendre compte qu’il s’agissait d’une reconstitution en studio ! Kubrick était à l’époque en plein casting de Full Metal Jacket. Il y a d’ailleurs dans Full Metal Jacket certaines scènes issues de L’Année du Dragon : la scène finale dans laquelle agonise la sniper vietnamienne rappelle celle où la jeune tueuse chinoise est en train de mourir en pleine rue. D’ailleurs, le chef op de Cimino sur Desperate Hours et Sunchaser, c’est celui de Kubrick, Douglas Milsome, chef op sur Full metal Jacket, et chef op seconde équipe sur Shining. Cimino sur Heaven’s Gate a travaillé avec beaucoup de techniciens qui avaient travaillé avec Kubrick. 

Pourquoi apprécies-tu tant ce film de Cimino ?

Ce qui me plaît, c’est qu’on y voit un univers cohérent, d’un cinéaste en pleine possession de ses moyens, et qui à partir d’un petit matériau policier, parvient à y faire entrer toute l’histoire de l’Amérique. Je ne sais si c’est lié au fait qu’Oliver Stone collaborait au scénario, mais quand vous voyez la scène du restaurant, il y a des choses qui semblent venir de Scarface. Et les poissons qui explosent dans les aquariums, impossible de ne pas penser à Mission impossible ! De Palma a très certainement été influencé par ce film, même sans le savoir. Il admire Cimino, Voyage au bout de l’enfer en particulier. 

Rien n’est laissé au hasard. La scène du duel final sur les rails, boucle avec la photo de Chinois qui travaillent à la construction du chemin de fer américain au XIXe siècle. Quelle manière de faire résonner les scènes les unes avec les autres ! C’est une manière de faire dialoguer le passé avec le présent. C’est ce qui est très fort dans film : comment à partir d’une intrigue contemporaine y faire entrer toute l’histoire des Etats-Unis. C’est ce qu’il a complètement raté avec Le Sicilien

Finalement, ce fut un échec au BO américain... Ce fut plutôt une déception. Mais il a très bien marché en France, en Italie et à Hong-Kong. Cimino s’en servait d’ailleurs comme argument pour justifier que son film ne soit pas raciste. 

Travis Bickle

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