A la Télé : Jacky Goldberg fait un beau métier. Journaliste aux Inrocks, il a parfois l'occasion d'interviewer ses artistes préférés. L'un d'eux (et l'un des nôtres par la même occasion) a pour nom Judd Apatow. Soit ze King de la comédie américaine. Paradoxe : malgré un noyau dur d'adeptes dévoués, le bonhomme reste largement méconnu du grand public français, qui boude ses productions. Une anomalie, voire une injustice, que Jacky a décidé de corriger en réalisant un documentaire intitulé This is Comedy - Judd Apatow & Co.
Ce film, que diffusera Canal+ Cinema mardi 8 avril à 22h55, est tout autant la déclaration d'amour d'un fan que l'analyse pertinente d'un critique de cinéma. En interviewant Apatow et quelques membres de sa bande (Steve Carell, Jason Segel, Greg Mottola...), en se promenant sur certains lieux cultes des prods Apatow, Jacky nous fait pénétrer dans un univers unique où la grosse vanne côtoie une réflexion douce-amère sur le temps qui passe. Un passionnant décryptage, joliment mis en scène, à ne manquer sous aucun prétexte. Et pour vous mettre l'eau à la bouche, découvrez ci-dessous une interview de Jacky Goldberg qui vous donnera envie de vous faire une intégrale Apatow ce week-end pour patienter jusqu'à mardi.
Cineblogywood : dans ton film, tu montres que Judd Apatow a profondément
renouvelé la comédie américaine. Alors, la comédie selon Apatow, c'est quoi au
juste ?
Jacky Goldberg : Je vais essayer d’être synthétique
mais tu me demandes de résumer une heure de documentaire en quelques lignes ! La comédie selon Apatow consiste pour commencer à faire
tomber le masque : le comique n’est plus cet être différent, étrange, ce
monstre ou ce bouffon (au sens "bouffon du roi") qui fait des choses
extraordinaires pour nous divertir. C’est plutôt quelqu’un comme toi et moi, un
type ordinaire, ce que les Américains appellent "the average joe". Steve
Carell, Seth Rogen, Jason Segel ou même Lena Dunham : autant de physiques qui
paraissent inhabituels précisément à cause de leur normalité. Jim Carrey, Ben
Stiller ou Jack Black n’auraient pas non plus été castés dans Beverly Hills
90210, mais eux avaient besoin de se déguiser, d’être over the top ou de tordre
leur visage dans des proportions inouïes pour nous faire rire. Les acteurs
d’Apatow sont arrivé avec leurs jeans pourris, leurs poignées d'amour, leurs
complexes et leurs névroses, et nous ont ainsi touchés ainsi directement. Je ne
dis pas que c’est mieux, c’est juste différent.
Cela m’amène à la deuxième caractéristique des comédies selon
Apatow : leur côté sentimental et existentiel. Au départ, c’est toujours
quelqu’un qui se pose des questions par rapport à sa vie sentimentale ou sa vie
tout court (dois-je perdre ma virginité, dois-je me marier tout de suite ou
attendre, dois-je élever ce bébé dont je ne voulais pas, dois-je accepter ce
travail qui ne m’intéresse pas, etc.), et la comédie enregistre le processus
par lequel cet homme ou cette femme va répondre à ces questions. Il y a donc
toujours la volonté de grandir et de se grandir. C’est une comédie du
perfectionnisme moral (concept emprunté à Stanley Cavell), l’inverse de la
comédie régressive - que j’aime aussi beaucoup, là encore il ne s’agit pas de
hiérarchiser, d’ailleurs Will Ferrell a beau être souvent produit par Apatow,
il est le plus brillant chantre de la régression.
Ensuite, si on veut caractériser le comique d’Apatow en tant
que tel, sa mécanique, on s’aperçoit qu’il est rarement burlesque mais se
rapporte néanmoins presque toujours au corps. Un ami critique et écrivain,
Patrice Blouin, proposait d’appeler cela le "comique organique". On
rie non pas de qui se passe entre le corps et son environnement (quelqu’un
tombe, le décor s'effondre : gag burlesque), mais plutôt de ce qui se trame à
l’intérieur du corps ou à sa surface, et cela passe par la parole. Les poils,
les organes sexuels, la grossesse, les maladies sont ainsi les sujets sur
lesquels Apatow préfère déployer sa verve. D’où mon jeu de mot, dans le
documentaire : les maux du corps se transmuent en mots de l’esprit.
Et quand ce n’est pas du corps qu’on s’amuse, c’est de la
pop culture, de l’air du temps, avec un langage grossier (les comédies d’Apatow
sont presque toutes interdites aux moins de 17 ans non accompagnés d’un adulte)
donc réaliste. Beaucoup de blagues sont ainsi datées et localisées. Je ne suis
pas sûr qu’on comprendra toutes les blagues d'Apatow dans trente ans, mais peu
importe à mon avis car ce n’est pas ça qui fait le génie de ses films. Les
sentiments, eux, demeurent, donc les films vieilliront bien, je ne me fais pas
de soucis.
Avec Funny People et 40 Ans Mode d'emploi, Apatow le
réalisateur semble s'orienter vers un cinéma plus sombre, à l'humour plus
grinçant, voire désespéré. Une réinvention ou la volonté de s'éloigner d'un
type de comédie qui a fait sa marque de fabrique ?
Funny People est un film clé pour comprendre Apatow, mais
aussi toute la comédie américaine contemporaine. Celle-ci fonctionne par paradigmes
successifs. Sans refaire toute l’histoire en détail, en schématisant, tu as le
burlesque des 10’s-20’s, puis la screwball et la comédie sophistiquée des
30-40’s, puis la comédie pop des 50’s-60’s, puis le saturday night live et ses
épigones des 70’s-80’s, puis le nouveau burlesque avec le Frat Pack et les
Farrelly dans les 90’s, puis Apatow et sa bande. Ca ne veut pas dire qu’Apatow
annihile les autres, mais simplement que c’est lui qui fait la tendance
désormais.
A partir de 2004, on voit ainsi se succéder plein de films
qu’il réalise ou produit, ça cartonne, des copistes rappliquent, parfois très
doués (Role Models, I Love you Man), et en quelques années Apatow devient le
king of comedy. C’est dans ce contexte que sort Funny People, son film le plus
ambitieux, une sorte de remake tordu de All That Jazz dans le milieu du stand
up, qu’Apatow connait par coeur puisque c’est là qu’il a commencé. L’idée
sous-jacente, même si Apatow ne l’admet pas, c’est faire l’inventaire de la
comédie - comme on fait l’inventaire des années Sarkozy ou je ne sais quoi.
Apatow, qui a tout connu depuis le SNL (dont il est l’un des plus grands fans
au monde), qui fut l’homme de l’ombre derrière Stiller, Carrey et Sandler à
leurs débuts, et qui est aujourd’hui le king of comedy, décide ainsi
d’autopsier la comédie malade.
Il prend donc Adam Sandler, son vieux copain et aujourd’hui
rival (la comédie est un milieu ultra-concurrentiel, dont Sandler était un des
princes avant l’arrivée d'Apatow), il prend Seth Rogen, son alter-ego, et
qu’est-ce qu’il fait ? Il les rend tous les deux mesquins et antipathiques
(l’un plus que l’autre). Va faire rire avec ça ! Evidemment le film se plante,
alors qu’il est somptueux, hyper riche, drôle quand il veut, émouvant quand il
faut, mieux mis en scène que 99% des comédies (merci à Janusz Kaminski, le chef
op de Spielberg). Apatow dit s’en foutre, il sait qu’un jour le film sera
reconnu par tous à sa juste valeur - il a raison.
Même été, 2009, Very Bad Trip sort, emporte tout sur son
passage, et on lit partout "la couronne a changé de main" (c’est Game of
Thrones…). Sauf que Very Bad Trip, qu’on le trouve drôle ou non, n’est qu’une
machine de guerre vide. C’est un film hyper roublard qui prend un peu d’esprit
Apatow, un peu d’esprit Frat Pack (dont Todd Philipps a involontairement conçu
le terme avec Old School en 2003), mais oublie l’essentiel : les sentiments. Ca
fait rire sur le coup, mais impossible de s’attacher aux personnages,
complètement creux. Résultat, on obtient par la suite des clones par dizaines,
tous plus sinistres les uns que les autres, et on se dit que la comédie de
mecs-immatures-qui-veulent-grandir a du plomb dans l’aile.
Que fait Apatow pendant ce temps ? Il se met à promouvoir
des filles (Kristen Wiig, Melissa McCarthy, Lena Dunham et bientôt Amy Schumer,
qui a écrit le script de son prochain film, Train Wreck) et retourne à la télé
(Girls), où la créativité s’exprime à nouveau depuis quelques années (30 Rock,
Parks and Recreation, The Office, etc.). Il mute. Et en passant récupère
tranquillement la couronne...
Mis à part Very Bad Trip, les comédies américaines ont du
mal à trouver leur public en France. Incompatibilité d'humour ou mauvais boulot
des distributeurs ?
Eternelle question. Je dirais un peu des deux mais surtout
mauvaise volonté des distributeurs. A leur décharge, ce sont des films plus
difficiles à marketer que Fast and Furious. Il est arrivé que certains jouent
le jeu - Universal avec Funny People et This is 40, qui bénéficièrent d’un vrai
budget promotionnel - et se prennent quand même une veste au box-office. Je
pense qu’il y a un public pour ces comédies (qui marchent bien en DVD,
deviennent parfois cultes, etc.), mais que pour un tas de raison, les
distributeurs n’arrivent pas à les ramener en salle.
Le cas Will Ferrell est
quand même particulièrement scandaleux : c’est un des types les plus drôles au
monde, or aucun de ses films n’a marché en France, donc les distributeurs
n’arrivent pas à créer de précédent qui leur permettrait de dire "par le mec qui
a fait tel film". Légendes Vivantes (Anchorman 2) sortira ainsi en direct-to-DVD alors qu’il a
rapporté 120M$ aux Etats-Unis. Aberrant, et on ne me fera pas croire au fossé
culturel pour ce film : les présentateurs télé français sont aussi tocards que
les Américains ! On essaie cependant, avec le distributeur, d’organiser
quelques avant-premières en salle, pour que les fans puissent le découvrir en
salle (ou le revoir puisque le DVD est déjà disponible aux US, donc partout).
As-tu bataillé pour convaincre Judd Apatow de t'ouvrir
les portes de son univers ?
C’est Hollywood, les agents surprotègent les stars, il faut
donc montrer patte blanche. Le plus dur est d’obtenir le premier rendez-vous,
ou simplement une réponse de la part des agents et publiciste. C’est parfois
désespérant. Par contre, une fois que j’ai eu son feu vert, tout a roulé. C’est
l’envers positif : le professionnalisme extrême de ces gens.
Tu as interviewé Apatow et beaucoup de ses proches -
réalisateurs, scénaristes et comédiens. Des regrets ? Des surprises ?
Regrets : ne pas avoir pu interviewer Ben Stiller, ni Jim
Carrey, ni Melissa McCarthy. Des surprises : ce n’était pas vraiment une surprise, mais
l’excellence d’Adam McKay, de Paul Feig et de Jason Segel m’ont laissé pantois.
Ce sont des gens qui ont une haute conscience de leur art, dont ils maitrisent
parfaitement l’histoire et les mécanismes. La gentillesse et le
professionnalisme de Steve Carell, qui m’a reçu sur un plateau de tournage, à
1h du mat’ après une journée de travail, m’ont également impressionné.
Quelle production Apatow méconnue, sous-estimée ou
incomprise nous conseillerais-tu de (re)voir illico et pourquoi ?
Je vais citer une des plus méconnues : The TV Set de Jake
Kasdan, produit et coécrit par Apatow à partir de ses expériences de show
runner malheureux (sur Freaks and Geeks et Undeclared, essentiellement). En
gros, c’est David Duchovny dans la peau d’Apatow (rien que pour ça, déjà, ça
vaut le coup) qui essaie de faire sa série télé et qui se fait emmerder par
tout le monde, à commencer par les responsables de la chaîne (Sigourney Weaver,
très drôle). C’est un film imparfait mais extrêmement attachant, et passionnant
pour qui s’intéresse à la vie d’Apatow.
Suivez Jacky Goldberg sur Twitter : @jeanjacky
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Anderton
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