mardi 18 février 2014

Lilith : diamant noir pour canapé


En DVD : Chant du cygne d'un cinéaste mystérieux et mal connu, Lilith est un authentique diamant noir. Diamant noir que se partagent les cinéphiles et dont Wild Side vient de relustrer en DVD l'éclat de la beauté vénéneuse, pour le bonheur du plus grand nombre. Décryptage en quatre clés pour tenter de maîtriser les sortilèges de Lilith.





Le chant du cygne de Robert Rossen. Robert Rossen ? Ancien boxeur, ancien scénariste, il passe à la mise en scène en 1946 avec un polar porté par la star de l'époque, John Garfield, Sang et Or (1947), film fondateur sur le milieu de la boxe et de la corruption. Et avec une adaptation d'un classique de la littérature politique américaine, Les Fous du Roi (1949). Inquiété pour ses sympathies "gauchistes" pendant le maccarthhysme, il s'exile en Europe et y tourne entre autres une version d'Alexandre Le Grand avec Richard Burton. 

Il doit son retour à Hollywood à sa collaboration avec les autorités américaines en charge de la chasse aux sorcières, ce qui lui sera beaucoup reproché. Pour finalement livrer coup sur coup deux chefs-d'oeuvre, son plus illustre, L'Arnaqueur (1962), avec Paul Newman et George C. Scott, et son plus méconnu, Lilith (1964), alors qu'il était diminué par l'alcool et la dépression. Et de décéder prématurément en 1966.

Lilith, c'est tout d'abord une histoire d'amour, celle qui lie Vincent, un jeune homme revenu du combat, paumé, engagé comme aide-soignant dans un asile psychiatrique, à une de ses patientes, Lilith, une schizophrène à la beauté affolante, internée pour nymphomanie et inclination pour les adolescents. L'univers psychiatrique va finir par déstabiliser Vincent et donnera à leur idylle une issue tragique. Histoire d'amour impossible dans un asile de fous ? On imagine tout de suite les éclats de bruits et de fureur, de jeu Actor's Studio et d'éclairages expressionnistes.... On oublie ! 

Car à l'opposé de quelques films contemporains sur la folie - Shock Corridor de Samuel Fuller (1962) ou La Toile d'Araignée de Vincente Minelli (1955), métaphores violente pour l'un, décorative pour l'autre, de la société ou du portrait d'une schizophrène par Roman Polanski dans Cul-de Sac (1965) – ici, la folie est liée à une inadaptation par rapport aux normes. Une sorte de vase clos, quasi-bucolique, pour fortunés. Qui rappelle par moments le sanatorium La Montagne magique de Thomas Mann. Un univers envoûtant, très éloigné de l'enfermement carcéral dépeint traditionnellement au cinéma, notamment par Milos Forman dans Vol au-dessus d'un nid de coucou.

Drame psychologique, certes, parfois hérité d'un matériau emprunté à Tennesse Williams, Lilith est aussi une tentative détonante dans la production hollywoodienne d'alors. A mille lieues des canons esthétiques alors en vigueur, le film sublime une histoire d'amour fou entre fous, par une réalisation inspirée qui multiplie les effets de fondus enchaînés et de surimpressions entre images mentales et vécu des personnages, entre trivialité et onirisme, entre lourdeur quotidienne et échappées lyriques. Nature, bruissement des éléments, notamment l'eau sous toutes ses formes – tourmentée à travers les chutes, inquiétante à travers la pluie, saumâtre et dangereuse à travers un aquarium – , autant de métaphores de la condition humaine vécue par les deux principaux protagonistes. 

Film-poème totalement envoûtant, qui doit beaucoup au travail sur la lumière du vétéran Eugen Shufftan. Un nom bien oublié, mais à qui on doit la lumière Métropolis de Fritz Lang, Quai des Brumes de Marcel Carné, s'il vous plaît. Et qui avait également flirté avec l'univers de la folie en éclairant les grands films de Franju, Les Yeux sans visage et La Tête contre les murs. Et qui avait collabaré avec Robert Rossen sur L'Arnaqueur.

Enfin, Lilith ne brillerait de son éclat sans le couple magique qui incarne cette histoire d'amour fou. Warren Beatty, d'abord, alors jeune prodige en devenir, de la même génération qu'un Robert Redford. Il vient d'exploser dans le chef-d'oeuvre d'Elia Kazan, La Fièvre dans le sang, et cherche à confirmer son statut par des choix audacieux. Là, on le voit traîner son charisme et son sex-appeal comme une sorte de fatalité, comme une véritable toile d'araignée. Et qui ne lui est d'aucun secours pour lutter contre son basculement progressif du côté de la folie. Et on n'est pas près d'oublier son ultime appel au secours, quasi face caméra. 

Lilith, c'est Jean Seberg. Point. Ex-Jeanne d'Arc, ex-Patricia d'A bout de souffle, elle livre, sans effets aucun, une composition de schizophrène d'une incandescence et d'une sensualité rarement vues. Bouleversante. A leurs côtés, citons Peter Fonda en dandy interné, également follement épris de Lilith ; Kim Hunter, éternelle Stella Kowalski d'Un Tramway nommé Désir, dans le rôle du mentor de Vincent ; enfin, Gene Hackman, dans l'une de ses toute premières apparitions.

Bref, bien avant les grands films américains de la fin des années 60 et du début des années 70 sur la folie ordinaire - Rain People, de Francis Coppola, Wanda, de Barbara Loden, Une femme sous influence de Cassavetes, Lilith est un vrai diamant noir, une magnifique ode à l'amour fou, révélateur des gouffres de l'espèce humaine, d'une sensibilité et d'une poésie inattendues de la part de son réalisateur.

Bonus et variations
Dans les bonus du DVD, Peter Biskind, notamment auteur du Nouvel Hollywood, revient sur les conditions de tournage tendues entre Warren Beatty et son réalisateur. Il nous apprend, entre autres, que Romy Schneider avait été castée pour le rôle finalement tenu par Jean Seberg. Et semble faire sienne une curieuse assertion du réalisateur : "Robert Rossen avait raison de penser qu'il avait terminé sa carrière sur un mauvais film". La postérité lui a heureusement donné tort !

Rareté
Wild Side édite également une autre rareté également interprétée par Warren Beatty, Mickey One, réalisée un an après le Rossen, par Arthur Penn. Curiosité à regarder uniquement pour les archi-fans de Penn et Beatty, qui reflète la fascination des cinéastes américains pour leurs contemporains européens. Sous l'influence de Fellini et de la Nouvelle Vague, Arthur Penn livre un curieux portrait arty et jazzy d'un artiste mythomane et paranoïaque entre Detroit et Chicago. Malgré la musique de Stan Getz et l'implication de Warren Beatty, le troisième film du futur réalisateur de Bonnie and Clyde et de Georgia reste davantage une curiosité qu'une de ses oeuvres majeures.

Travis Bickle

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