Buzz : Après les voyages de Martin Scorsese à travers les cinémas américain et italien, voici celui de son double et comparse Bertrand Tavernier, dans un documentaire intitulé Voyage à travers le cinéma français. et projeté au Festival de Cannes 2016, dans le cadre de Cannes Classics.
Même principe, même dispositif, à ceci près : ici, dans ce premier volume de , pas de souci thématique ou chronologique, juste le passage en revue par le réalisateur de Laissez-passer des films qui l’ont marqué, de sa jeunesse à Lyon, jusqu’à ses premiers pas dans le cinéma en tant que critique et attaché de presse. Bref, du milieu des années 40 à la fin des années 60. 3h15 de bonheur total, en attendant promise la suite promise en générique de fin !
Becker et Sautet, les patrons
En procédant par grands blocs narratifs, au-delà de toute chronologie et de toute thématique, Bertrand Tavernier salue les cinéastes qui l’ont marqué. Deux noms inaugurent et concluent avec chaleur et empathie ce voyage : Jacques Becker, "le cinéaste de la décence ordinaire", et Claude Sautet, l’un de ses deux parrains en cinéma. Avec le premier, c’est l’occasion en 15 minutes très fouillées, précises, argumentées avec chaleur et émotion, d’expliquer en quoi il est le cinéaste français "qui a le mieux compris le cinéma américain", celui de Hawks et de Lubitsch, leur sens du rythme et de l’espace notamment. Et de butiner de Casque d’Or au Trou, en passant par Falbalas, Antoine et Antoinette, Rendez-vous de juillet, Touchez pas au grisbi (réjouissante scène du gang de Gabin en pyjama dans la salle de bain en train de se brosser les dents !) ou Dernier atout.
Quant à Claude Sautet, il s’attache à montrer comment toutes ses qualités narratives, son sens du rythme et sa sensibilité à fleur de peau qui irriguent avec éclat son cinéma à partir des Choses de la vie sont bien présentes dès ses premiers films, Classes tous risques et L’Arme à gauche.
Carné réhabilité
Marcel Carné, qu’il réhabilite : "Peu de cinéastes ont été autant attaqués par leurs collaborateurs". Pour preuve : le témoignage vachard et croquignolet d’Henri Jeanson, scénariste d'Hôtel du Nord, qui fait mine d’oublier le nom du cinéaste ! Extraits à l’appui, il montre comment au contact de Jacques Prévert le réalisateur est parvenu à insuffler de la tendresse dans le regard qu’il porte sur ses personnages (Quai des brumes, Le Jour se lève). Ou comment dès Hôtel du Nord, il porte un regard extrêmement moderne sur l’homosexualité masculine à travers le personnage de François Périer.
Renoir et Melville écornés
Deux monstres sacrés ont une place de choix au sein du voyage de Tavernier, mais sur des tons étonnants, loin de l’hagiographie sans bornes, Jean Renoir et Jean-Pierre Melville. Bien évidemment, impossible de faire l’impasse sur le patron, Jean Renoir. Comment ne pas louer La Grande Illusion, que l’auteur de Capitaine Conan visionnera deux fois de suite, en raison du choc qu’il provoqua sur Tavernier ? Extraits à l’appui, il montre en quoi les longs mouvements de caméra de La Règle du jeu s’apparentent à une forme de réaction contre la technique picturale de son père, Auguste. Mais Tavernier écorche la statue, en raison de son attitude aux débuts de la Collaboration : en citant une lettre que Renoir adressa à Tixier Vignancour pour offrir ses services auprès du régime de Pétain ; en révélant la véritable nature de son expatriation aux Etats-Unis : convaincre les autorités américaines du bien-fondé du régime de Vichy... Pour conclure avec Jean Gabin : "Renoir en tant que réalisateur, c’était un génie : en tant qu’homme, une p..."
Autre statue qu’égratigne Bertrand Tavernier, tout en lui reconnaissant une place éminente : Jean-Pierre Melville. Bien que parrain de cinéma de Tavernier, ce dernier n’hésite pas à juger Bob le Flambeur surestimé ou qu’on "avait trop déliré" sur Deux Hommes à Manhattan. "Cela dit, il m’a beaucoup marqué", reconnaît-il, après avoir mis en lumière son côté sadique avec ses collaborateurs (extrait audio à l’appui d’une engueulade entre le réalisateur et Jean-Paul Belmondo pendant le tournage de L’Aîné des Ferchaux). Plus proche de Bresson que de Wyler – dont il avait fait un maître-étalon, Melville apparaît aux yeux de Tavernier comme un piètre scénariste, mais un remarquable adaptateur, et un véritable styliste à l’univers mélancolique. Son film préféré ? Léon Morin prêtre.
Edmond T. Gréville et polars français réhabilités
Là où il se montre convaincant, admiratif, chaleureux, c’est à propos de deux cinéastes complètement oubliés aujourd’hui. Edmond T. Gréville, d’une part, cinéaste franco-britannique, qu’il surnomme "le prince des réalisateurs marginaux", sur lequel il fait un zoom en s’appuyant sur trois films à l’audace visuelle et thématique inconcevables pour l’époque – et encore aujourd’hui : Remous (1935), sur l’impuissance sexuelle masculine, avec des fulgurances visuelles issues du muet ; Menaces (1939), seul film français contre les accords de Munich, qui prophétise l’avènement de Hitler, avec Erich von Stroheim en Janus mélancolique, dans le rôle d’un réfugié autrichien, affublé d’un masque pour cacher le fait qu’il est défiguré ; enfin, Le Diable souffle (1947), huis clos insulaire sur la frustration sexuelle, aux tonalités expressionnistes, avec Charles Vanel.
Autre réalisateur qu’il sort des limbes : Jean Sacha, notamment à travers un coup de chapeau tout personnel qu’il adresse aux polars français, et à Eddie Constantine en particulier, via des extraits de Lucky Jo, de Michel Deville, Ca va barder, de John Berry ou Alphaville, de Jean-Luc Godard. En s’arrêtant sur Cet homme est dangereux, il montre en quoi le travail de Jean Sacha est habité par Orson Welles, qu’il assista sur Othello, et en quoi il est novateur, par son utilisation audacieuse du son et du découpage.
Gabin célébré
Etonnamment, Jean Gabin est l’objet d’un hommage appuyé de la part de Bertrand Tavernier. Plutôt que revenir sur ses tics de jeu, il préfère s’apesantir sur l’évolution des types de personnage qu’il incarna, du Front Populaire à la IVe République, de La Bête humaine au Président, tout en insistant sur la variété de son jeu d’acteur organique, dont la démarche et la gestuelle ne sont jamais identiques selon les personnages, contrairement à beaucoup de clichés qui courent sur son travail. Et extraits à l’appui, force est de constater que le cinéaste est très convaincant, en mixant des extraits du Président, du Désordre et la Nuit, de Voici le temps des assassins, d’En cas de malheur et de Maigret et l’affaire Saint Fiacre.
La musique aussi
Féru de classique et de jazz, Bertrand Tavernier n’en oublie pas la musique. Il rend un hommage particulier à Maurice Jaubert, "le plus grand compositeur de ces années", à travers L’Atalante, de Jean Vigo, sous influence Kurt Weill, "une des plus belles partitions du cinéma français", et surtout à travers un extrait somptueux de Carnet de Bal, de Julien Duvivier.
Autre compositeur dont il célèbre le travail : Joseph Kosma, son influence sur l’univers de Prévert et Renoir, son inspiration puisée aux sources de Kurt Weill, Ravel et Debussy. Et le cinéaste de citer trois B.O. qui l’ont également marqué : Narciso Yepes pour Jeux Interdits ; Jean Wiener pour Touchez pas au Grisbi ; Miles Davis, pour Ascenseur pour l’échafaud.
Enfant de la Libération et de la Cinémathèque, comme JLG
Brocardé – injustement - par Les Cahiers du cinéma comme tenant d’un cinéma qualité France, Bertrand Tavernier cherche à rappeler ici combien il défendit la Nouvelle vague, combien il fut proche de certains d’entre ses acteurs. Placé sous le signe d’une citation de Jean-Luc Godard - "Bertrand et moi avons deux points communs : nous sommes des enfants de la Libération et de la Cinémathèque" -, le documentaire insiste sur l’étroitesse de ses relations avec François Truffaut et sur son admiration pour le réalisateur du Mépris et de Pierrot le Fou, en rappelant notamment qu’il fit projeter ce dernier à Louis Aragon, qui en sortit dithyrambique. Au passage, il rappelle qu’il côtoya Henri Langlois et la Cinémathèque et qu’il fut l’attaché presse de Georges de Beauregard au sein de Paris-Rome Films, l’un des grands producteurs de la Nouvelle vague, et côtoya à ce titre Agnès Varda, Jacques Demy, Claude Chabrol, Jacques Rozier. Ou Pierre Schoendoerffer, dont il qualifie La 317e section comme "l’un des plus grands films de guerre jamais réalisés".
Passion intacte
Au terme de 3 heures 15 intenses, riches, débordantes, au cours desquelles Bertrand Tavernier intervient longuement, justifie ses partis pris, au point parfois de rendre confuses les frontières entre la dimension personnelle et subjective de ses choix et la dimension analytique et rationnelle des extraits de films qu’il met en avant, on peut se demander où sont passés les Clément, Clouzot, Tati, Decoin, Pagnol, Guitry, Verneuil, Malle, Vadim, Resnais, Ventura, Ronet, Belmondo, Delon, Bardot, Moreau, Arnoul, Signoret, Montand, Companeez, etc, éclos pendant la même période ? Si certains d’entre eux apparaissent fortuitement au gré de tel ou tel extrait, ils n’en sont pas le cœur, ce qui peut susciter une certaine frustration. A quoi s’ajoute un sentiment agacé de personnalisation accrue des propos de Tavernier, sur le mode "J’ai rencontré XXX qui m’a dit que..." ou "Untel m’a confié que...". Qu’on se rassure : un second voyage est d’ores et déjà annoncé en générique de fin, qui permettra de combler les lacunes, assumées, qui parsèment ce voyage riche en périples, en documents inédits, en propos polémiques, fruits d’un travail monstrueux. Et surtout d’une passion intacte pour la transmission et d’une curiosité sans bornes !
Voyage à travers le cinéma français sera diffusé aux Fauvettes début juin dans le cadre de la reprise de la sélection Cannes Classics. Sortie en salles le 12 octobre prochain.
Travis Bickle
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire