mardi 10 février 2015

Jupiter Le destin de l'Univers : destin, imaginaire et philosophie

 

En salles : Jean-Pierre Zarader, agrégé de philosophie et spécialiste de Philippe de Broca (lire "Philippe de Broca est un cinéaste baroque"), est l'auteur d’ouvrages sur la philosophie du cinéma. Il a notamment co-écrit Matrix Machine philosophique, publié chez Ellipses. Alors que Jupiter Le destin de l'Univers (Jupiter Ascending) se fait descendre par une partie de la critique, Jean-Pierre Zarader nous a fait parvenir cette analyse éclairante :

 
 
Le dernier film de Andrew et Lana Wachowski a beaucoup été critiqué. Normal, on ne leur a pas pardonné d’avoir réalisé un chef-d’œuvre, avec Matrix, et l’entreprise de dénigrement avait déjà commencé avec Speed Racer et Cloud Atlas.
 
Et pourtant ce dernier film pose, à sa manière, qui n’est pas très éloignée de celle de Matrix, les mêmes problèmes philosophiques qui ne craignent pas de se donner comme tels. Jupiter est d’abord un film sur le temps, la ressource la plus précieuse, dans tous les sens du terme, y compris son sens économique et financier, mais aussi, d’un même mouvement, un film sur le destin.
 


Le film montre, comme l’écrivait déjà l’auteur des Voix du silence, que le temps est le destin, la seule chose qui s’impose à nous.  Et cela est vrai quel que soit  le temps qui nous est imparti, qu’il s’agisse, pour nous et dans le meilleur des cas, d’une petite centaine d’années ou qu’il s’agisse, pour les personnages de Jupiter, de plus de dix mille ans. Car, dans les deux cas, le sablier est là, avec lequel on peut tricher un peu, mais qu’on ne saurait arrêter. C’est dire que ce film sur le destin, par-delà cette dimension ontologique, est aussi un film sur le jeunisme, cet ersatz d’éternité qui se vend de plus en plus, et de plus en plus cher, car il est en relation avec le profit. Ce que donne à voir Jupiter, c’est peut-être d’abord cela : le prix à payer pour cet ersatz.
 
Et, de même que dans Matrix, le prix est ici opposé, comme chez Kant, à la dignité de la personne, une dignité qui devait être hors-prix et qui est ici hors de prix : des ampoules de dix mille vies humaines pour gagner quelques années et conserver son teint de jeune fille ou de jeune homme un peu plus longtemps sur Abrasax, dont la reine vient de mourir à quatre-vingt-dix mille ans. Dans Jupiter, comme dans Matrix où on les cultivait, on moissonne les êtres humains, ce qui fait bien de ces deux films des films sur l’inhumain, pour en faire non plus du carburant mais un élixir de jeunesse qui ne dure que quelques dizaines de milliers d’années, c’est-à-dire, au fond, et le film traduit bien cette équivalence, pas beaucoup plus que le petit morceau de siècle qui est notre mesure.
 
Bergson est mis en images sans être le moins du monde défiguré : la durée, la durée vécue, n’est pas le temps des horloges ou des calendriers, seraient-ils célestes ou sidéraux, c’est une donnée de la conscience qui n’est pas d’ordre quantitatif, comme le temps, qui n’est jamais qu’un temps spatialisé, mais d’ordre qualitatif, qui n’est donc pas mesurable. Mais le film ne s’en tient pas là car il affirme que ce désir d’éternité dévoyé n’est pas même une composante du bonheur, c’est un élément du marché, le produit d’une quête effrénée du profit. On tue ce qui est hors-prix et hors-nombre, on tue des personnes humaines, au nom de la vie, d’une pensée de la vie réduite à l’ordre biologique qui veut se maintenir au mépris de toute dignité et pour le seul profit. Le film souligne donc le cercle vicieux de cette civilisation, ou plus exactement, car le terme de civilisation ne convient plus ici, le cercle vicieux de ce système qui sacrifie des personnes au nom du profit, et qui est un marché de dupes. Car ce que veulent acheter les puissants d’Abrasax c’est le temps, non pas comme ils le croient peut-être eux-mêmes au sens quantitatif des horloges ou des calendriers, mais bien au sens de durée qualitative, alors que c’est bien sûr un temps spatialisé qu’on leur vend, non pas à prix d’or mais à prix de vies. La duperie d’un tel marché est manifeste puisque, dans les propos même que tiennent les puissants d’Abrasax, on perçoit, aussi puissante sinon plus que chez les humains, la peur de la vieillesse et de la mort.

C’est en ce sens que Jupiter Le destin de l'Univers continue Matrix et approfondit son interrogation. Si Matrix avait bien donné à voir la dignité humaine bafouée, asservie à un système, Jupiter souligne que cette dignité humaine bafouée l’est au nom du profit - figure contemporaine du système.

Tel est le réel. Mais il y a aussi dans ce film la part de l’imaginaire, car Jupiter Le destin de l'Univers est un conte de fées, un conte de fées contemporain : l’amour est tout puissant et il métamorphose la faiblesse en force et la tristesse en joie. L’histoire d’amour ici est à l’échelle de l’univers, et Jupiter sauve la planète en voulant sauver sa vie et celle de ceux qu’elle aime. Elle rêvait d’un télescope pour pouvoir observer le ciel étoilé et peut-être la planète dont elle porte le nom, comme on porte une promesse ou un fardeau, mais c’est en se découvrant elle-même qu’elle réussira à agir sur cet univers dont elle sait très bien pourtant qu’elle demeure une infime parcelle. 
 
Le film se termine sur une véritable inversion du processus historique : alors que la contemplation ou la théorie précède l’action qu’elle permet, comme le montre l’histoire des sciences et des techniques, ici c’est l’action qui est première et le télescope - qui doit permettre l’observation -  n’arrive qu’à la fin, lorsqu’elle a déjà sauvé la planète. C’est qu’on n’est pas dans l’histoire mais dans le merveilleux, et comme dans tout conte de fées, il y a  l’esquisse d’une morale, ou l’ombre d’un moralisme : le film nous invite à agir et à ne pas nous résigner, à tenter d’agir sur le monde même si la tâche nous semble infinie et hors de notre portée. Sur ce point Jupiter est bien la sœur de Neo, comme lui elle pose et se pose la question pascalienne :"Pourquoi moi ?", et comme Neo elle insiste : "Je ne suis personne". Les héros, comme les saints, ne sont que des hommes ordinaires, que rien ne distingue des autres et qui ont simplement le courage de dire "non", comme Antigone.
 
Le lien constant affirmé par Andrew et Lana Wachowski entre la philosophie et l’imaginaire, voire le merveilleux, n’est pas le moindre charme de leur oeuvre. On a tant rapproché la philosophie de la vérité, ou plus exactement la philosophie elle-même s’est tant rapprochée de la vérité, qu’il n’est peut-être pas inutile de rappeler, comme le fait Jupiter Le destin de l'Univers, qu’elle est tout aussi proche, sinon plus, de l’imaginaire - comme le mythe, dont elle procède.                  
 
Jean-Pierre Zarader
 

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