Artistes : Agrégé de philosophie (1), spécialiste de Malraux (2) et auteur d’ouvrages sur la philosophie du cinéma (3), Jean-Pierre Zarader est également un inconditionnel de l’œuvre de Philippe de Broca. Il a notamment cosigné le livre de référence consacré au cinéaste (4). A l’occasion de la sortie en Blu-ray des splendides versions remastérisées de L’Homme de Rio et des Tribulations d’un Chinois en Chine (chez TF1 Vidéo), Cineblogywood, qui réunit quelques Brocaphiles enragés, a rencontré Jean-Pierre Zarader. L’occasion de comprendre pourquoi les films de ce réalisateur sous-estimé sont plus profonds qu’en apparence…
Cineblogywood : Dans l’ouvrage sur Philippe de Broca, que vous avez cosigné, vous qualifiez le réalisateur de L’Homme de Rio de cinéaste de l’apparence, de cinéaste baroque, et même de cinéaste pascalien ! Qu’entendez-vous par là ?
Jean-Pierre Zarader : D’un point de vue philosophique, le baroque désigne l’irrégularité dans l’espace et dans le temps. Il marque la perte de tout référent ; c’est le règne de la dérive et de l’apparence. Le baroque implique un jeu constant des oppositions, des antithèses, qui est au cœur du cinéma de Philippe de Broca. C’est flagrant dans Le Magnifique, avec l’opposition entre Merlin l’écrivain, qui incarne le réel, et son personnage Bob Saint-Clare, figure de l’imaginaire. De Broca construit tout son film sur cette dichotomie réel-imaginaire pour mieux la déconstruire. Dans la première partie du film, tout réussit à Saint-Clare alors que Merlin se heurte à "l’adversité du réel" : embouteillages, problèmes de téléphone ou de plomberie… Puis, progressivement, Merlin, croyant que Saint-Clare - sa créature en tant qu’écrivain - est la cause de ses déboires, notamment amoureux, se révolte et décide de détruire son héros pour pouvoir exister, mener la vie d’un homme ordinaire. Mais, et c’est là qu’on peut parler de déconstruction, loin de réussir cette mise à mort de son héros échoue puisque c’est Merlin lui-même qui va se "bobsaintclariser" : il y a une scène où il se donne en spectacle lors d’une partie de boules, qui brouille totalement l’opposition réel-imaginaire, tandis que Saint-Clare est rattrapé par le réel – il est notamment atteint d’un panaris – et se ridiculise.
Ce qui caractérise également le baroque, c’est la présence constante de la mort. Or, "la mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril", écrit Pascal dans ses Pensées. Il ajoute : "La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement". Ce qu’illustre l’agitation permanente des héros debroquiens. Ils cherchent à fuir le réel et, par delà, la mort. C’est très clair dans L’Homme de Rio ou Les Tribulations d’un Chinois en Chine. Philippe de Broca est bel et bien un cinéaste baroque.
Cineblogywood : On retrouve cette agitation aussi dans la forme car les films de Philippe de Broca sont très rythmés, très enjoués. Et en même temps, il s’en dégage une forme de mélancolie…
Jean-Pierre Zarader : Tout à fait, pas de nostalgie mais de la mélancolie car l’ombre de la mort plane. En l’empêchant de penser à la mort, le divertissement entraîne le héros debroquien dans un temps immobile ou répétitif… ce qui le rapproche ainsi de la mort. De Broca lui-même était quelqu’un de mélancolique. Il m’a raconté qu’une fois, à Paris, alors qu’il traversait une période difficile, il était accoudé à sa fenêtre, à regarder dehors, et il voyait des gens tout souriants qui faisaient la queue à un cinéma : ils allaient voir un de ses films !
Cineblogywood : Quels sont les films de Philippe de Broca que vous préférez ?
Jean-Pierre Zarader : Difficile de choisir ! Le Roi de cœur, Le Magnifique, L’Incorrigible, L’Africain… Dans L’Africain, de Broca déconstruit notamment les notions d’altérité et de race avec beaucoup d’intelligence. Mais c’est bien de voir plusieurs de ses films à la suite. Alors que les histoires sont très différentes, on retrouve une signature, une identité communes. Le génie apparaît dans ce qui fait l’unité de la diversité.
Cineblogywood : Comment expliquez-vous que Philippe de Broca soit aujourd’hui aussi mésestimé, voire oublié ?
Jean-Pierre Zarader : Je n’ai pas de réponse. Il a signé des films très populaires et, pour le coup, il n’a jamais fait l’objet d’études sérieuses, lui qui a pourtant participé pleinement à la Nouvelle Vague, en tant qu’assistant-réalisateur de Truffaut ou Chabrol notamment. Ce qui s’est retourné contre lui, c’est que pendant de longues années, les chaînes de télévision diffusaient systématiquement un de Broca lors des fêtes de fin d’année. Et il est devenu un cinéaste bon à remplir des cases à l’antenne. Belmondo en a souffert aussi. Et en même temps, je suis frappé de constater au hasard de conversations qu’il y a plein de gens qui aiment profondément de Broca. Vous savez, une œuvre vit plus longtemps et mieux que ce qu’avait prévu son auteur.
(1) Jean-Pierre Zarader a longtemps enseigné la philosophie et, par honnêteté, nous devons signaler que nous avons été les élèves appliqués (à défaut d'avoir été brillants) de ce génial pédagogue.
(2) Notamment André Malraux, Les Ecrits sur l'art, éditions du Cerf (à paraître le 15 juin).
(3) Philosophie et cinéma et l'ouvrage collectif Matrix une machine philosophique, tous deux publiés chez Ellipses.
(4) Philippe de Broca, ouvrage malheureusement épuisé, cosigné avec Alain Garel, Dominique Maillet et Jacques Valot, aux éditions Henri Veyrier.
Anderton et Travis Bickle
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